Voilà un livre qui mérite d’être lu. Et à mon avis ce livre pense en son for intérieur qu’il mérite d’être ingurgité, pensé, médité. Je l’ai présenté à notre dernier club de lecture, et bien que je fus la seule à l’avoir lu nous avons passé des dizaines de minutes à en parler. Parce que le sujet et l’histoire, basés sur des faits réels nous heurtent, ne peuvent nous laisser indifférents. Or ce livre a fait bien peu parler de lui lors de sa sortie en français. C’est probablement parce que la quatrième de couverture, les critiques et lecteurs n’en disent pas assez. Et pour ma part, pour une fois, je vais « divulgâcher » l’élément central que l’auteur nous révèle vers la cinquantième page. Je le fais parce que je pense que c’est nécessaire ; parce que je pense que vous méritez de savoir pourquoi il faut lire ce livre ! Que ceux qui ne veulent pas savoir ne poursuivent pas la lecture de cet article…
Voilà ce que nous dit la quatrième de couverture :
Il était une fois deux sœurs, un frère et leurs parents qui vivaient heureux tous ensemble. Rosemary était une petite fille très bavarde, si bavarde que ses parents lui disaient de commencer au milieu lorsqu’elle racontait une histoire. Puis sa sœur disparut. Et son frère partit. Alors, elle cessa de parler… jusqu’à aujourd’hui. C’est l’histoire de cette famille hors normes que Rosemary va vous conter, et en particulier celle de Fern, sa sœur pas tout à fait comme nous…
C’est juste. La narratrice nous raconte son histoire. Elle ne nous la raconte pas tout à fait dans l’ordre. La structure même du livre, le mode de narration, le style employé, le lexique utilisé, le vocabulaire emprunté, tout cela fait la force du livre. Et pour ma part je sais que désormais je vais me plonger dans tous les écrits de Karen Joy Fowler, écrivaine américaine qui a été portée aux nues notamment par l’institution du PEN/Faulkner à la sortie de ce roman.
Ce n’est pas tout. Les personnages sont attachants, le contexte dans lequel ils se rencontrent, se perdent de vue ou se retrouvent est surprenant. Leur comportement est joliment inhabituel, parfois visiblement et parfois pas !
Alors quelle est cette information que je tenais à vous divulguer ?!
Rosemary, la narratrice, commence par nous raconter que sa soeur a disparu lorsqu’elle avait onze ans. Son frère a disparu un an après. Elle ne les a jamais revus. Et ses parents n’ont jamais abordé la question avec elle. Ni les parents ni Rosemary ne savent où ils se trouvent. Elle a grandi comme si elle était fille unique. Et puis à un moment, après nous avoir raconté son présent, avoir posé son histoire dans le présent, avoir transmis l’événement qui va la fait chavirer… elle nous dit « vous l’aviez bien compris, ma soeur est un chimpanzé ». Ah non, je ne l’avais pas compris du tout, me suis-je exclamé intérieurement ! Et d’ailleurs je ne l’ai pas crue. J’ai imaginé bien des scenarii, comme par exemple une soeur attteinte d’hypertrichose, maladie qui rend un être humain anormalement velu. Mais la vérité est autre. Aux Etats-Unis, une étude scientifique a invité des familles à élever un chimpanzé comme leur propre enfant, le chimpanzé devenant le frère ou la soeur des autres enfants de cette famille. Et le livre nous restitue d’ailleurs le devenir de ces chimpanzés « Homme ». Ces animaux qui ne savaient pas qu’ils étaient des animaux. Et quid des enfants qui ont un frère ou une soeur « autre » ?
Le roman est merveilleusement documenté, merveilleusement tissé. Et l’histoire est belle. C’est philosophique, c’est scientifique, c’est perturbant et époustouflant. Mais durant le temps de la lecture ce n’est rien de tout cela. J’ai réfléchi. Je n’ai pas su si l’écrivaine cherchait à nous transmettre un message, si elle avait emprunté ce « fait divers » par effet métaphorique. Très probablement il est bien des degrés de compréhension et d’interrogation à cette histoire. Karen Joy Fowler n’intervient point. On lira et on pensera ce que l’on voudra. Elle reste neutre, ne juge pas, ne mâche pas le travail pour nous. Elle nous offre quelque chose et on s’en débrouillera comme on voudra.
Voici donc un joli livre que je vous recommande, tout plein de tendresse et d’attention, de profondeur et d’acceptation.
NOS ANNEES SAUVAGES
(We are all completely beside ourselves)
Karen Joy Fowler
Traduit par Karine Lalechère
Presses de la cité, 2016 (v.o. 2013)
PEN/Faulkner Award 2014
Finaliste Man Booker Prize 2014
Les illustrations présentées dans cet article sont les oeuvres des sculpteurs :
– Selçuk Yilmaz,
– Florence Jacquesson