3 minutes 33 secondes, d’Esi Edugyan

La musique, à tout prix ?

Ah, quelle révélation ce 3 minutes 33 secondes !
L'écrivaine Esi Edugyan a réalisé l'exploit de remporter deux fois le grand prix littéraire canadien Giller Prize, en 2011 avec ce titre, puis en 2018 avec Washington Black qui vient de paraître dans sa traduction française. Les deux livres ont également été retenus dans les sélections du prestigieux prix anglophone Man Booker Prize (désormais Booker Prize). Mais voilà, les prix c'est une chose. L'intensité de l'émotion que fait jaillir un roman dans l'âme de son lecteur en est une autre. Une joie exaltée et inexplicable m'a transportée très vite. J'ai lu un roman mais il m'a mise en mouvement telle une musique qui nous fait danser dès la première note. Et c'est bien pour cela que je l'ai intégré en tête de mes recommandations pour notre Book Club thématique consacré à La Musique !

Le narrateur est un ancien jazzman noir américain. Il est octogénaire, retraité, veuf. Son meilleur ami, avec qui il jouait de la musique autrefois, l'invite à venir avec lui à Berlin pour l'avant-première d'un film documentaire relatant leur histoire. Le récit se raconte dès lors en deux temps : les années 1939 - 1940 où leur groupe de jazz a vécu à Berlin et Paris, et l'année 1992 où ces deux hommes vont retourner sur les traces de leur passé.
Le premier chapitre nous plonge d'emblée dans l'intrigue. Car il y en a une, et de taille. Ce n'est qu'à la toute fin du roman que nous découvrirons les dessous de l'histoire. Mais pour vous en donner un avant-goût, je peux vous dire que le groupe de jazz, constitué de cinq musiciens a passé une décennie à Berlin, dans la période d'avant-guerre. Leur jeune trompettiste de génie a été remarqué par le grand Louis Armstrong qui séjourne à Paris, et les invite à venir enregistrer un morceau avec lui. Malgré toutes les difficultés et obstacles qui s'érigent face à eux, trois des musiciens finiront par se rendre dans la capitale française. La guerre est alors déclarée. Or le trompettiste, Hiéronymus Falk, alias Hiero, est métisse : un allemand à la peau colorée. Il sera arrêté par les nazis. Et de ces tumultueuses heures il ne réussiront à sauver qu'un enregistrement de 3 minutes 33 secondes ..

L'histoire en réalité est bien plus étoffée et sinueuse. Sid, le narrateur tombera éperdument amoureux de Delilah Brown, chanteuse et amie de Louis Armstrong, qui est venue les chercher à Berlin et les logera à Paris. Une complicité ambiguë s'instaure par ailleurs entre Hiero et Delilah. Une histoire de jalousie semble trainer en toile de fond. Pour couronner le tout ils perdent leur manager avant d'arriver à Paris et les personnalités des autres musiciens, Chip, Paul, Fritz est à résonnance multiple. Le lecteur sent bien qu'on lui cache quelque chose. Il sait qu'un drame s'est joué durant ces années de guerre mais ne parvient pas à dénouer le mystère.

Eh oui, dès la première ligne, le premier page, le premier chapitre nous sommes happés. La voix du narrateur en lui-même, et son parler noir américain coloré, participe à la vivacité exquise du récit. L'atmosphère du groupe est merveilleusement rendue, les dialogues entre les compères étant teintées de jazzique improvisé, toujours drôle, toujours tranchant. Et l'on ne sait si on les aime affreusement, s'ils nous agacent tendrement ou s'ils nous effraient légèrement. Car leurs vies, leurs battements de cœurs, sont portés par la musique, et ne vibrent que pour la musique. Les scènes de répétitions, de rencontres avec le grand Armstrong sont captivantes. Et ce fond de guerre, sombre, inquiétant, menaçant, ne fait qu'insérer plus de relief dans l'histoire. Ces garçons auraient pu être de petits bandits de rue dans leurs villes américaines ou européennes. Ils auraient pu être des trainards de bar, toujours un peu alcoolisés. Ils sont tout cela. Mais ils sont, d'abord et avant tout, très humains : remarquables et exécrables !

Alors, oui, je vous mets en garde, le mystère insoluble de l'âme humaine est en jeu ici, ce lieu où la vilénie n'attend que d'être débridée. Celle d'un homme a priori ordinaire dans sa bonté, c'est à dire pas plus mauvais qu'un autre. Et l'on sait fort bien qu'une passion déraisonnée, irrationnelle, peut être dangereuse ..
Pour conclure je vais revenir sur mon expérience de lecture. J'ai été envoûtée ; je ne savais que faire de toute cette exaltation qui s'emparait de moi. J'étais parachutée dans un ailleurs, et en cela je comprends mille fois pourquoi tant de jurys de prix littéraires de par le monde ont eu à cœur de récompenser le talent de l'écrivaine. Car c'est bien ce voyage intersidéral que nous recherchons dans un roman.

3 MINUTES 33 SECONDES
(Half-Blood Blues)
Esi Edugyan
Traduit de l'anglais (Canada) par Michelle Herpe-Voslinsky

éd. Liana Levi 2014
Nouvelle édition, Liana Levi piccolo, 2020
Prix Giller 2011
Sélections Orange Prize et Booker Prize

Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Joshua Mathern,
- Leon Zernitsky.
La photographie mettant en scène la couverture du livre en tête de l'article est de ©murielarie pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

Leave a Comment