Cet article provient de la rubrique 'Book reviews' (critique de livres) de World Literature Today en janvier 2018, sous le titre "Les Imperfections de 'The Perfect Nanny' (Chanson douce)". L'article fait suite à la parution du roman de Leila Slimani dans sa traduction anglaise et américaine.
Je n'ai pour ainsi dire pas vu d'articles critiques écrits sur “Chanson douce” le roman de Leïla Slimani, (Gallimard, 2016), lauréat du prestigieux Prix Goncourt 2016. Le best-seller est sorti le moins dernier en Angleterre et aux États-Unis sous deux titres différents : “Lullaby” (Faber, 2018) pour l'édition britannique et “The Perfect Nanny” (Penguin, 2018) pour l'édition américaine. Tiré d'un fait divers de New York, le roman s'est vendu à des centaines de milliers d'exemplaires en France l'année de sa publication et a été traduit dans plusieurs langues depuis. Toutefois ce large succès commercial semble avoir totalement occulté certains des aspects les plus problématiques du best-seller. La question que je n'ai cessé de me poser est : pourquoi certaines des imperfections et équivoques du roman sont passées inaperçues, voire été ignorées, tant par les lecteurs que par les critiques littéraires ?
Un des aspects discutables du roman de Slimani est son traitement tendancieux des immigrés et des étrangers. Paradoxalement, la présentation du roman sont mentionnés côte à côte les termes “race” et “pouvoir”, “classe”, “genre” et “domesticité” et vus comme des thèmes qui sont “observés audacieusement” par l'auteur. Plus surprenant encore, la plupart des critiques ont loué la façon dont le roman s'écarte des questions de l'immigration et apporte au lieu de cela une réflexion “post-identitaire” plus vaste sur la lutte sociale et de classe dans la France contemporaine. Par exemple, Jennifer Howell écrit dans le “Journal of North African Studies” que “alors que Slimani est d'origine marocaine, ni ses éditeurs ni elle-même n'ont capitalisé sur son ethnicité” et elle ajoute que son traitement de l'emploi domestique en France reflète “une réalité sociale et ne représente pas un traité se penchant sur l'immigration”. Un autre exemple est la critique non moins élogieuse de la journaliste et auteur Lauren Collins parue dans le New Yorker où elle explique que la réticence de Slimani à se mêler de l'actualité en France est aussi “un refus d'accepter l'idée que l'écrivain marocain ou afghan doit s'affronter aux questions politiques alors que l'écrivain américain ou français peut s'en tenir à explorer les questions touchant à l'individu et sa vie”.
Loin de ces affirmations hâtives, mon point de désaccord est le suivant : tout en tentant de se dérober aux questions politiques dans son exploration des relations liant une famille parisienne bourgeoise et leur baby-sitter, Slimani finit par se débattre avec la politique d'une manière ambiguë et peut-être biaisée. Le roman raconte comment Louise, la baby-sitter, en vient à tuer Adam et Mila, les deux jeunes enfants de Paul Massé , un producteur de musique français, et Myriam Charfa, une avocate d'origine maghrébine. Le récit s'ouvre sur la mort des enfants et se poursuit dans la mise en place de la relation entre la baby-sitter et ses employeurs, invitant le lecteur à réfléchir sur les facteurs potentiels qui l'ont conduite à commettre ce crime. Et pourtant, malgré cette structure hautement originale et efficace, tout le long du roman Slimani reproduit inexplicablement une série de clichés primaires et visions étroites de l'étranger.
" Malgré cette structure hautement originale et efficace,
tout au long du roman
Slimani reproduit inexplicablement une série de clichés primaires et visions étroites de l'étranger. "
Lorsqu'ils font passer des entretiens aux candidats pour le poste de baby-sitter, Paul et Myriam ont l'air de recycler certaines fausses représentations très répandues de la différence dans la société française contemporaine. “Pas trop vieux, pas de voiles, pas de fumeurs”*, dit Paul à sa femme. Dès le départ le voile est répertorié comme un signe menaçant qui relance les débats houleux sur son statut dans la scène publique française. La figure du candidat étranger est réduite à l'exigence exclusive de n'être pas seulement disponible pour l'emploi mais aussi discret sinon docile.
On pourrait argumenter en disant que Slimani est précisément en train de dénoncer le traitement des immigrés en France mais ses représentations demeurent inexorablement floues et à double-tranchant. Malika, la candidate marocaine par exemple, est désignée laconiquement comme “une femme marocaine d'un certain âge »*, que Myriam ne retient pas car elle a peur qu' “une complicité et une familiarité tacites ne s'instaurent entre elle et la baby-sitter”* et que “la femme ne se mette à lui parler en arabe... lui demandant toutes sortes de faveurs du fait de leur langage et de leur religion communes”. Slimani, qui a été récemment nommée représentante d'Emmanuel Macron pour la francophonie semble alimenter une image négative des ressortissants d'Afrique du Nord, divisés entre eux, et faisant preuve de fermeture vis-à-vis de leur langue et de leur religion. Et par la même occasion, en voyant leur division comme un état de fait ancré dans les structures sociales, elle leur refuse un sens de la solidarité qui, comme chacun le sait, se manifeste dans un exil en France.
Cet aspect problématique devient plus notable dans le traitement que fait Slimani de Wafa, l'amie et confidente de Louise, à laquelle Lauren Collins fait référence au passage comme juste “une autre baby-sitter”. A l'inverse, je mettrais Wafa en avant comme un personnage clé du roman étant donné qu'elle personnifie l'image réfléchie des représentations ambiguës et dévalorisantes de l'immigré. La baby-sitter marocaine Wafa est comparée à “un gros chat, pas trop subtile mais pleine de ressources”*. Elle est arrivée en France “grâce à un vieil homme à qui elle faisait des massages dans un hôtel miteux de Casablanca” et à qui elle “offrait” son corps “suivant d'une part son instinct et d'autre part les conseils de sa mère”*. Non seulement l'effervescente ville de Casablanca est étrangement réduite à l'image d'un “hôtel miteux”*, mais l'idée que la prostitution est en quelque sorte implantée dans l'inconscient collectif, avec la génération précédente pour médiateur, est une illustration typique du discours problématique de Slimani.
Le parcours chaotique de Wafa atteint son apogée lorsqu'elle imagine Alphonse, l'enfant dont elle s'occupe, devenu adulte et voyageant au Maroc, se rendant dans ce même hôtel où elle travaillait, pour être alors “pris en main par une de ses sœurs ou de ses cousines.”* Que l'on abuse du corps marocain est ainsi une chose vouée à se répéter, la domination étant dès lors rendue pure banalité se reproduisant d'une génération à l'autre sans aucune façon d'en sortir. Ceci est encore plus surprenant étant donné l'engagement féministe de Slimani et sa récente publication d'un essai sur la sexualité au Maroc.
Tout au long de Chanson douce le discours problématique de Slimani sur soi et autrui dépasse l'état de simple imperfection. Ça relève de l'inconséquence parce qu'il renforce l'idée que les étrangers sont condamnés à la soumission et à l'exclusion. On peut prendre comme autre exemple parlant la scène où Louise regarde Wafa faire la cuisine pour elle : la baby-sitter française est emprunte temporairement du statut de femme au foyer bourgeoise pendant que sa collègue marocaine est désespéramment prise au piège de sa condition sociale. Slimani écrit que Wafa “a toujours admiré les manières de Louise, sa prude politesse, qui pourraient passer pour celle d'une vraie dame de la bourgeoisie”*. Leur amitié est en réalité basée sur l'étalage implicite de la domination et de de la soumission consolidées dans le récit. Wafa est la baby-sitter de la baby-sitter, l'”autre” baby-sitter dont l'existence et les aspirations sont définies et portées uniquement par le destin de Louise.
Un autre exemple frappant est celui du “vieil homme nord africain”* qui aide Louise à porter sa poussette dans les escaliers du métro parisien et qui ensuite inexplicablement se met à la suivre et à lui poser des questions intrusives. D'un tour de main gratuit, Slimani fait basculer l'image d'un homme serviable et poli à celui d'un homme indiscret et de peu de manières. Pour quelle raison ?
Le roman de Slimani aurait besoin d'être lu au-delà du crime sensationnel de Louise et comme un cas typique d'équivoque lorsqu'il s'agit de dépeindre des étrangers et des immigrés dans la fiction commerciale. Lydie, à la tête des baby-sitters qui se réunissent souvent dans le square, est présentée comme “la présidente auto-proclamée”* qui “porte de faux manteaux de fourrure et qui a des sourcils fins dessinés au crayon rouge”*. Le cliché de l'Afrique non démocratique est combiné ici avec les notions de falsification et de duperie. Lorsque Lydie propose un autre poste à Louise, celle-ci l'ignore et réagit de manière violente et agressive. Cette violence injustifiée contre le corps étranger reste incompréhensible : est-ce que cela dénonce la haine de la différence ou reproduit plutôt les motifs et comportements qui indirectement et probablement inconsciemment nourrissent une telle haine ?
Lauren Collins dit dans son article qu'au départ Slimani avait conçu le personnage de Louise comme une femme africaine mais a fini par décider d'en faire « une femme blanche faisant le travail d'un immigré, chose extrêmement dévalorisante » pour mettre l'accent sur sa marginalité”. Les constructions de Slimani sont basées non seulement sur une séparation sociale mais également sur une hiérarchie raciale stratégique qui met ainsi l'accent sur l'avilissement de l'immigré.
Slimani et moi sommes tous deux nés, et avons grandi, au Maroc, et tous deux avons fait notre scolarité dans des écoles françaises mais nous ne partageons certainement pas les mêmes points de vue sur le rôle de la fiction pour aborder la question de l'identité et de la différence en cette ère de migration et de déplacement. Chanson douce est un roman qui contribue indirectement aux dynamiques d'exclusion et de différentiation : l'étranger est le personnage marginalisé du récit central, le sujet oublié de représentations déformées. Si le roman peut être largement lu en tant que roman d'un crime ou thriller psychologique, ça n'en traite pas moins des politiques liées à l'identité et à la différence de façon réductrice, piètrement créative, et parfois inutilement violente et ambiguë.
D'après Collins, en réponse à un reporter qui lui aurait demandé pourquoi elle n'avait pas publié un premier roman autobiographique, Slimani aurait répondu “parce que je suis nord africaine, et je ne voulais pas m'identifier uniquement comme telle.” Elle se serait dit “tu vas t'enfermer dans une toile que tu te seras tissée, alors que tu as devant toi un horizon bien plus ouvert.” En tournant le dos à la complexité d'être aussi bien française que nord africaine, Slimani semble ne pas être intéressée par l'examen de la condition des immigrés, en dehors d'une série d'affirmations éparpillées et partiales. L'écriture post-identitaire ne nécessite pas la distorsion de la différence ni la reproduction de clichés primaires et dévalorisants. Cela requiert un effort bien plus marqué pour mettre au jour comment l'identité et la différence s'enchevêtrent dans l'espace d'une lutte sociale.
Je me souviens que peu après avoir gagné le Prix Goncourt Slimani avait déclaré que le Maroc était régi par des “lois médiévales”. Cette affirmation radicale et sectaire m'a fait penser à ce qu'Edward Saïd avait écrit en 2003, quelques mois avant de mourir : “Les seuls bons arabes sont ceux qui se font entendre dans les médias pour décrier la culture et la société arabe modernes sans réserves. Les affirmations de Slimani sont tout aussi injustifiées qu'injustes. Le Maroc n'est pas parfait mais c'est un pays qui a certainement besoin de plus de contributions responsables et engagées de la part de sa diaspora. J'ai toujours pensé que c'était beaucoup plus difficile de penser en termes positifs de son peuple et de sa culture, c'est-à-dire de signaler des problématiques et travailler à les déconstruire, mais aussi de reconnaître les réussites et construire dessus.
Sur la question de l'identité et de la différence, Slimani devrait regarder du côté d'Abdelkebir Khatibi, probablement un des intellectuels marocains les plus productifs, bien moins célébré en France. En conclusion d'un livre qu'il dédiait en 1987 aux figures de l'étranger dans la littérature française, Khatibi redéfinit l'écriture comme “un exercice d'altérité cosmopolite”. C'est précisément ce qui manque dans le roman de Slimani, un sens de l'altérité responsable et ouvert aux dynamiques complexes de l'être et de l'être-dans-le-monde.
Université de Oxford
Khalid Lyamlahy, docteur en lettres finalise son mémoire à l'université d'Oxford et travaille sur la littérature marocaine francophone. Après une carrière d'ingénieur il s'est tourné vers la littérature et a obtenu un mastère en littérature comparée à la Sorbonne Nouvelle. Il est l'auteur de "Un roman étranger" paru aux éditions Présence Africaine.
La photo présentée en tête de l'article provient du site de World Literature Today, fourni par FrenchCulture.org.
* N'ayant pas Chanson douce sous la main dans sa version française, j'ai traduit les extraits du roman cité dans l'article. J'y remédierai dès que possible et suis désolée d'avance en cas d'infidélité choquante envers le texte original du livre.