Une belle librairie ; un bel espace débat ; un libraire qui mène l’entretien avec émotion et perspicacité… et une écrivaine de grande sensibilité au phraser sublime. Toutes ces conditions mirifiques peuvent parfois se réunir pour émerveiller la lectrice passionnée que je suis ! La venue de Maylis de Kerangal à la Librairie Compagnie, le 23 janvier dernier se rangerait indéniablement au rang de ces moments magiques.
Souffle léger, regard parfois perdu dans le vide, imperceptible cheveu sur la langue, tel un oiseau fragile perché sur sa branche Maylis de Kerangal n’a cessé de tisser des mots sensibles et livrer une broderie faite d’authenticité et d’interrogations généreuses, empreinte d’un mélange de rage et d’amour. J’aurais voulu restituer ici ses mots, très fidèlement. Mais je n’ai su en préserver que quelques bribes inscrites dans le texte ici entre guillemets. J’espère que vous aurez autant de plaisir à découvrir ce condensé des mots de l’écrivaine interviewée que j’eus à l’entendre siffloter ses mélodies riches d’esprit littéraire et de profondeur philosophique….
Maylis de Kerangal avait déjà conquis une large part du public présent ce soir-là, tous ceux en réalité qui avaient lu son dernier livre. Mais elle a su aussi charmer les autres, comme moi, qui n’étaient pas particulièrement attirés au départ par le thème traité dans « Réparer les vivants » : une transplantation cardiaque. Or très vite nous avons compris en écoutant l’écrivaine qu’il ne s’agissait pas tout à fait de cela. Les pulsations de vie et le pouls de la mort s’unissent dans ce livre pour permettre aux protagonistes d’atteindre la générosité… Le don de l’organe se transforme alors en un « acte héroïque » car il s’agit là d’enjamber le « scandale ultime de la mort », d’oublier que le corps auquel appartient cet organe, requis par autrui pour continuer de vivre, est le coeur d’un proche, et dans le cas du récit, d’un fils…
Le lecteur fera brièvement la connaissance de ce jeune homme qui incarne le souffle de vie, la force et la vigueur. Ce garçon est doué pour apprivoiser les éléments de la nature ; c’est un surfeur qui navigue au sommet des vagues, tel un « prince émergeant de l’écume » il s’érige en dieu conforme aux « inspirations d’antiquité grecque ». Or très vite l’onde de choc se produit et emporte celui qui aurait dû continuer d’être là et propager l’étincelle de vie alentour…
Malgré ce terrible reflux, le flux de la vie poursuit son activité. Et ceux qui restent sont tenus de cheminer, à eux de trouver un sens à cette mort si inadmissible. « L’idée de la mort n’est pas encore sédimentée » au moment où se présente la question du don de l’organe. Le corps est techniquement et juridiquement répertorié comme cadavre dès lors que l’arrêt de l’activité du cerveau a été constaté ; mais le cœur qui s’y trouve continue de battre, pour rien. Les parents de feu ce garçon-dieu parviendront-ils à s’inscrire dans ce dépassement incommensurable que serait l’acceptation d’une décision qui eut pu être celle de leur fils ? « Quelque chose du corps de leur enfant pourrait ainsi continuer de vivre »… et il ne serait pas « mort pour rien ». En s’accrochant à ce « filet lumineux » ce serait pour eux un « volte-face » que cette « opération métaphysique où ils se sauvent eux-mêmes ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit : « Réparer les vivants », titre mystérieux du roman emprunté au Platonov de Tchekhov. En fin de bataille, dans cet état de destruction générale, la question se pose du que faire ? « Enterrer les morts et réparer les vivants », autrement dit s’occuper de ceux qui restent .
« Écrire c’est instaurer un paysage » nous a dit Maylis de Kerangal. Et si nous avons un chapitre insolite au cœur du livre qui donne le rôle principal à cet oiseau très singulier qu’est le chardonneret c’est en raison de la caractéristique première de l’oiseau : le chant de tout chardonneret est conforme à sa région d’appartenance. L’oiseau chante en harmonie avec le paysage qui l’environne…
Quel paysage Maylis de Kerngal chante-t-elle dans ce livre ? « Le livre est un chant » qui célèbre « le monde organique et qui recherche les états d’incorporation et de grâce… » nous a-t-elle dit.
Je propose que nous lisions le livre et que nous en reparlions… Et rendons-nous peut-être chez nos libraires préférés pour l’acquérir ! Merci à la Librairie Compagnie, cette invitation à rencontrer Maylis de Kerangal et l’écouter chanter la tragédie que peint « Réparer les vivants ». Merci aussi au responsable du rayon littérature de la librairie qui a mené l’entretien sublime auquel nous assistâmes.
Vous pourrez également consulter l’article sur « Tangente vers l’est » de Maylis de Kerangal ici.