En grande fan de sports de combats, je ne pouvais pas passer à côté de cette bande-dessinée qui raconte le premier affrontement mythique de deux légendes de la boxe, Mohamed Ali et Joe Frazier. Mais bien au-delà du sport, Luca Ferrara et Loulou Dedola nous font vivre un tour d'horizon sur une époque en proie aux conflits ; c'est une part de l'histoire de l'Amérique qui se dessine devant nous.
Les dessins de l'italien Luca Ferrara redonnent vie à ce combat que n'importe quel amateur aurait rêvé de voir en direct. Le combat pour le titre de champion du monde des poids lourds à proprement parlé n'est traité que dans les dernières pages. Très intelligemment, Luca Ferrara et Loulou Dedola montrent l'importance de ce qui se passe en coulisse, des jours et des mois avant un combat, les discussions, les tensions, mais aussi et surtout le rôle des deux protagonistes dans une Amérique divisée par la guerre du Vietnam et les tensions raciales. Le combat du siècle n'était pas seulement sur le ring, il est aussi social et politique.
Trop souvent oublié, Joe Frazier est mis en avant dans la bande-dessinée. On commence par suivre sa jeunesse, 12ème enfant de la fratrie, pendant laquelle il trimait avec sa famille dans des plantations pour des patrons blancs. Et pendant son temps libre, "Billy Boy" Frazier frappe dans un sac bourré d'herbes. Un jour, Joe se fracture le bras. Soigné par son oncle, ce dernier lui conseille de dissimuler sa blessure à tout prix, pour ne pas qu'il perde son salaire de misère. Son bras perd de sa mobilité et se tord, comme s' " il avait été fabriqué pour envoyer des crochets". Ce qu'il ne tarde pas à prouver en frappant un raciste qui l'avait insulté en pleine rue. Après un accrochage avec son patron - Joe menace de le frapper s'il se permet de lever sa ceinture sur lui - il quitte la plantation. Direction New-York, puis Philadelphie où il travaille dans un abattoir.
«- Je m'appelle Joseph William Frazier.
- T'es pas écrivain. Ce sera Joe Frazier. Ça, c'est un nom de boxeur."
Il rejoint très vite un club de boxe, se promettant depuis son enfance d'être le prochain Joe Louis (immense boxeur, considéré comme l'un des plus grands poids lourds de tous les temps).
Il se fait très vite un nom. En parallèle, on suit Cassius Clay qui change son nom d'esclave pour celui de Mohamed Ali, sa prise de distance avec Malcolm X ( à voir sur Netflix, le reportage sur Malcolm X et Mohamed Ali ; Frères de sang) et son ralliement à la Nation Of Islam, mené par Elijah Muhammad. Ce dernier tente d'approcher Joe Frazier, mais celui-ci refuse, les deux auteurs l'imaginant avoir cette réponse "la souffrance du peuple noir a forgé mon corps, mais n'a pas rempli mon âme de haine envers les blancs". Il faut dire que tout semble l'opposer à Ali, militant radical aux envolées lyriques bien connues.
Le combat du siècle revient sur le moment historique où Ali refusa d'aller se battre au Vietnam, lançant cette phrase qui marqua à jamais les esprits : "aucun Viêt-Cong ne m'a jamais traité de nègre". Son titre de champion lui fut retiré, ainsi que sa licence, ce qui lui interdisait tout combat. En soutien, Frazier refusa de participer à un tournoi qui devait déterminer quel serait le prochain champion du monde, et demanda à ce qu'on lui rende sa licence.
Dans ces pages, les deux auteurs montrent d'ailleurs que la grande rivalité qui existait entre les deux amis pouvait être montée de toute pièce par Ali lui-même afin de créer autour d'eux une certaine légende. De nos jours, de nombreux combattants font le "show" avant chaque affrontement, Mcgregor en tête pour ne citer que lui, et ce genre de pratique tient souvent beaucoup du spectacle, pour cristalliser une rivalité parfois surjouée mais qui permet de faire monter la tension ... et les paris.
Ali récupère enfin sa licence, et le combat contre Frazier est programmé pour le 8 mars 1971, et qui devait générer entre 20 et 30 millions de dollars. Les deux champions ironisent, n'en touchant que 2.5 millions chacun. La BD appuie alors largement sur la verve et les insultes dont pouvait faire preuve Mohamed Ali. La tension monte entre les deux boxeurs. Dans une interview, Ali dit que Frazier est un "oncle Tom", qu'il travaille pour l'ennemi et que c'est un Noir d'une autre espèce. Frazier, qui avait toujours soutenu publiquement Ali notamment en témoignant devant le Congrès et qui lui avait prêté de l'argent lorsqu'il était en difficulté, est extrêmement blessé. Lui qui était allé jusqu'à plaidé en sa faveur auprès du président Nixon ...
L'amitié est enterrée. Frazier, élevé en Caroline du Sud où il travaillait dès ses 5 ans pour des propriétaires blancs, ne peut supporter ces insultes.
Le combat fut rude. S'il était déjà culte pour son affiche et sa portée politique et sociale, il devient légendaire pour la boxe qui s'y déploie. Ali finira au tapis, pourla première fois depuis son arrivée chez les pros, payant probablement son absence forcée des rings pendant près de quatre ans. Ils s'affronteront encore deux fois, notamment en 1973 où les deux hommes finirent par en venir aux mains lors de la promotion du combat quand, sur un plateau télé, Ali traite Frazier "d'ignorant". La troisième fois eut lieu en 1975 aux Philippines où cette fois Ali, un petit singe en peluche dans les mains, alla jusqu'à traiter son rival de primate avec cette tirade restée célèbre " killa, and a thrilla and a chilla, when I get the gorilla in Manilla" (Ce sera saignant, ce sera glaçant, ce sera terrifiant quand je vais me faire le gorille à Manille). Je ne vais pas retranscrire toutes les insultes dont il fit étalage à ce moment-là, mais c'était corsé. Une sacrée bonne ambiance en somme.
La bande-dessinée se clôt sur une page concernant ce dernier combat, pendant lequel Frazier, alors qu'il n'a plus qu'un œil valide, essuie les coups mais ne tombe pas, jusqu'au moment où son entraineur jette l'éponge. Juste après, Ali s'écroulera sur le ring, affirmant par la suite qu'il avait aperçu la mort. Frazier passera le reste de sa vie à se considérer comme le vrai vainqueur de ce combat. Calmé, Ali dira de Frazier que c'est un grand homme qui l'a poussé à se dépasser comme jamais. L'autobiographie de Frazier en 1996 montre une grande amertume sur ces évènements passés. Ali lui présenta des excuses en 2001 - dans un magazine, ce qui eut le don d'agacer Frazier - pour toutes ses insultes, et était présent à son enterrement en 2011, affirmant que le monde perdait un grand champion.
Si la part belle est donnée à Joe Frazier, vrai héro de cette bande-dessinée, cela semble juste et nécessaire. Cet immense boxeur est trop souvent oublié, la ville de Philadelphie restant parfois plus connue pour Rocky Balboa que pour son vrai boxeur de talent. On peut trouver que Mohamed Ali n'est pas assez nuancé, notamment avec la page concernant le meeting avec le Klu Klux Klan pendant lequel il prône le non-mélange des races. Ali était un personnage très complexe, qui apporta énormément de force et de courage aux jeunes afro-américains.
Ses capacités exceptionnelles et ses déclarations choc font de lui le boxeur qu'il était, et sa légende ne serait probablement pas la même sans ça. Lorsqu'il affirmait qu'il était le meilleur, il prouvait sur le ring qu'il l'était, comme pour se mettre une pression nécessaire à sa réussite. Il voulait susciter la polémique, choquer aussi, pour que tous ceux qui l'admiraient ne se sentent plus obligés de baisser la tête dans cette Amérique encore touchée par un racisme virulent. Il s'appropriait des paroles que des blancs pouvaient également tenir, sans qu'on le leur reproche. Sa décision de ne pas partir au Vietnam était extrêmement courageuse, laissant le grand champion qu'il était au banc de la société pendant plusieurs années. Ses propos, retranscrits, sont réels, aussi durs soient-ils.
LE COMBAT DU SIECLE
Un récit de Loulou Dedola, dessin de Luca Ferrara
Couleur de Luca Ferrara et de Gloria Marinelli
éd. Futuropolis 2021
Conception et réalisation graphique, Didier Gonord, pour Futuropolis
Amalia Luciani
Historienne de formation elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.
