Il n'y a qu'un moyen de faire avancer l'art
C'est de donner tort à l'art déjà constitué
Autant dire de changer sa constitution
C'est Bernar Venet qui dit cela, en 1968. Alors qu'il est déjà largement reconnu, par ses pairs et le public, qu'il est intégré dans le milieu des artistes new-yorkais, minimalistes et du pop-art, que son travail est exposé aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Italie, en Argentine et ailleurs, il prend la décision d'arrêter. De 1970 à 1976 il ne produira pas d'oeuvres. Ensuite il reviendra et continuera, là où il s'était arrêté.
Un demi siècle plus loin, le MAC Lyon consacre une rétrospective à son oeuvre. Un musée entier, trois étages, vastes et spacieux lui sont consacrés. Pour la première fois un ensemble inédit et exceptionnel de plus de 170 oeuvres est présenté, comprenant dessins, diagrammes, peintures, oeuvres sonores, films, sculptures et performances. Chaque étage donne à voir une période de sa vie d'artiste, de ses réalisations, de sa vision de ce monde qu'il décortique et dépeint, sature et plonge dans le chaos total. Le tout est cohérent. Le parcours est transcendant. Et plus qu'une oeuvre j'ai vu, visité, vécu l'histoire de l'humanité. Un siècle de l'homme, de son monde, de ses passions et de ses déboires. En beauté. Dans la dérision et l'humeur, dans la philosophie profonde d'une parole qui ne se dit pas, ne s'explique mais brise les conventions et les lignes droites. Je vous invite à aller découvrir cela. Si vous le pouvez, en vous rendant sur place à Lyon, et sinon, à défaut, au travers de cette petite lucarne qu'est Kimamori, de mes quelques mots et images.
L'exposition sera en cours jusqu'au 6 janvier 2019, au Musée d'Art Contemporain de Lyon. Thierry Raspail, commissaire de l'exposition et directeur du MAC de Lyon depuis sa création, nous offre sa dernière programmation. Il a annoncé son départ, et nous offre cela avant de partir.
J'étais de passage à Lyon. J'étais affairée pendant que la décision se prenait d'aller voir une exposition. Je n'ai pas participé au choix d'aller au MAC. Je me suis trouvé là tout à fait par hasard. Autrement dit, je suis entrée dans la première salle sans savoir ce qui m'attendait. Et je me suis amusée, dès mon arrivée dans le premier hall de l'exposition, en faisant le tour de la première salle, en montant et en découvrant chaque étage, chaque étape, chaque oeuvre. J'étais égayée pendant le parcours, intriguée, surprise, curieuse. L'étonnement est peut-être le propre de l'art, ou de la sagesse vous diraient les adeptes du zen. Bernar Venet nous offre cet étonnement. Avant de creuser et de tenter de comprendre ses concepts, sa démarche, on se laisse vivre la chose. Une unité parfaite se dégage du tout, et pourtant, cet homme est maître dans la plasticité du désordre, de l'effondrement, de l'instabilité, de la rupture, de l'incertitude, de la désintégration, de la turbulence... la liste est longue, et d'ailleurs elle est affichée sur un mur !
Mais bien-sûr, en parcourant les mots affichés sur ce mur je n'avais encore rien vu. J'ai suivi une vidéo, une performance qui avait donné lieu à une des pièces exposées.
J'espère que vous avez pu imaginer la performance en question, par le déroulement de ces six images successives. Dans cette « action », Venet (qui paraît-il préfère ce terme à celui de performance) provoque un accident : la chute désordonnée de barres de métal parfaitement alignées au mur, laissant la gravité et le hasard décider de la disposition de ces éléments. Voici l'oeuvre exposée, à côté, ainsi produite !
J'ai absolument adoré toutes les lignes de ce premier étage consacré aux années 2018-1980 de l'artiste. Les lignes brisées, circulaires, infinies et confondues, leur reflet, leur combinaison, tout m'a plu et le tout m'a charmé. À tel point que j'aimerais partager avec vous toutes les photos prises. Mais continuons de parcourir l'exposition, et pour le moment rappelons-nous simplement qu'en dehors de son travail d'art plastique Bernar Venet a contribué à bien d'autres arts, en allant de chorégraphies de ballet jusqu'à la poésie. Voici un poème présenté dans ce premier étage de notre rétrospective :
Non Virtuel.
Sans illusion.
Sans apparence.
Ni métaphore.
Autoréférentiel.
C'est ainsi, l'oeuvre se suffit à elle-même. Et comme le dit Venet, et l'affiche à l'entrée de l'exposition, "l'objet n'est pas la fin mais la matière de l'art".
Notons donc simplement que Bernar Venet utilise pour ses sculptures un type d'acier corten qui reçoit un traitement au chrome, au nickel et au cuivre afin que sa rouille soit d'une couleur intense.
Vous l'avez deviné, la rétrospective était organisée de manière antéchronologique. En montant dans les étages nous remontions le temps. Et dans ce retour vers le passé, après l'ère "de l'indéterminé à l'accident", nous rejoignions l'époque libellée "Minimal, Concept, Monosémie", allant de 2014 à 1966. Les cylindres taillés en biseau de Bernar Venet sont bien connus. Les collectionneurs et acheteurs pouvaient décider de la longueur du cylindre qu'ils acquéraient ainsi que du degré de biseau. L'artiste recoupait son cylindre, tout simplement. C'est ainsi que ces Tubes nous parlent de la dépersonnalisation du geste artistique. Au premier étage de l'exposition nous sommes dans la pensée du dessin industriel. Bernard Venet copie des plans puis des diagrammes sur toile ou sur papier, et en fait des oeuvres, des peintures.
J'ai admiré ces peintures mathématiques, un petit sourire me restant collé aux lèvres. Je n'avais pas besoin de jouer à l'érudition, de comprendre ce qui se cachait derrière. Un seul niveau de signification se présentait à moi : j'aime ce que je vis là. Ce que je vois me parle et m'éveille, mais ne m'agite pas, ne me plombe pas de mille questionnements parasites.
Mais, en regardant de près, quelque chose vous choque ici, vous intrigue ? Ou quelque chose vous perturbe peut-être. Il faut dire qu'à cet étage les pièces vidéo et audio sont essentielles. Suivre sur une vidéo projetée plusieurs symphonies qui se superposent, cela a de quoi être dérangé. Encore une fois une forme de désordre est là, ce n'est pas rangé comme on le voudrait. C'est "saturé", sur-saturé.
Le thème de la saturation revient régulièrement dans mon travail. Je l'ai développé sous différentes formes. La saturation consiste, par exemple, à superposer plusieurs images dans mes tableaux ou mes photographies, à lire plusieurs textes à la fois, lorsqu'il s'agit de poésie ou à faire écouter plusieurs partitions musicales lorsque je souhaite travailler avec le son (...).
Voici ce que l'on lit sur des cartels. Car les cartels sont riches et nombreux dans cet exposition. On se promène avec les cartels en tête. On les rumine cependant qu'on déambule dans l'espace si merveilleusement aménagé. Bien entendu nous sommes face à un trop plein d'informations. En allant du bulletin météo détaillé, en passant par les formules mathématiques, en se laissant déborder par l'annonce des cours du Nasdaq, on se demande pourquoi on se sent si bien là, pourquoi on s'assied sur un banc pour s'immobiliser face à une des nombreuses images et couleurs...
Sans transition, donc, et sans vous en dévoiler davantage, je vous emmène au dernier étage. Les premières oeuvres de Bernard Venet sont ici, dont les cylindres dont je vous parlais plus avant. Et puis surtout nous rencontrons le charbon, le goudron, nous laissons chahuter par le bruitage de la mine et nous perdons dans les superpositions colorées ou noircies de goudron, ici d'une toile, là de couches de carton. Le tas de charbon que vous avez pu admiré tout au début de cet article est la première sculpture de l'artiste. Toujours l'aléatoire, toujours la science physique de la gravité. Et tout cela est né d'un jour où notre homme, alors qu'il effectuait son service militaire, découvre une coulée de goudron déversée sur une falaise. Il nous l'explique lui-même :
Cette matière riche, noire et huileuse, dans un mouvement orienté vers le bas, qui obéissait aux lois si naturelles de la gravité m'apparaissait comme un modèle idéal pour mes oeuvres à venir.
Montrer un tas de charbon, pour moi, c'était montrer une sculpture qui pour la première fois dans l'histoire de l'art, n'avait pas de forme spécifique. (...) Le charbon, posé librement en tas, libérait la sculpture des a priori de la composition imposée par l'artiste.
J'aurais voulu rester des heures encore dans ce lieu, au contact de ces oeuvres. J'aurais voulu revenir le lendemain. J'aurais voulu regarder tout ce que je n'ai pas eu le temps de regarder. J'aurais voulu m'arrêter un après-midi durant devant la même oeuvre. Mais pourquoi ? Pourquoi faire ? Sans raison justement. Et sans explication à donner. J'entendais dans une émission radiophonique récemment un écrivain français séjournant à Barcelone expliquer qu'écrire était faire oeuvre de liberté. Pour apprendre à écrire il fallait apprendre à être libre. C'est peut-être le propre de toute oeuvre d'art, de tout cheminement et construction d'artiste. Bernar Venet est un artiste, il est libre. Et ce petit moment passé en compagnie de ses oeuvres nous imprègne de cette liberté. Nous sommes libérés des entraves qui nous enchaînent. Nous oublions que les cours du Nasdaq sont des cours du Nasdaq, que le dessin industriel, les formules mathématiques, le charbon, le goudron, le carton sont des dessins industriels, des formules mathématiques, du charbon, du goudron, du carton. L'histoire de l'humanité traverse des époques et se revêt de matières diverses et variées. L'homme n'en est point moins homme. Une vie est faite de petits points, et un point final arrive qui se nomme la mort.
Et Bernar Venet nous dit La vie est une permission de la mort (nom de la toile ci-dessous). Alors voilà. Vivons. Et vivons aussi souvent et aussi longtemps que possible des instants intemporels comme ceux que nous offre La Rétrospective 2019-1959. Merci à l'artiste et à Thierry Raspail.