Le mystère d'une vie d'artiste
De temps à autre une figure oubliée, peu connue, remonte à la surface. Tant d'artistes, d'écrivains, de poètes d'hier ont fait des choses sublimes en leur temps, puis ont disparu sans laisser de trace honorée par la postérité. De Dora Maar a priori on n'a retenu qu'une seule chose : elle était l'amante, la muse, la déesse de Picasso dix années durant. La femme qui pleure, peinte par Picasso, c'est elle. Cette femme a vécu quatre-vingt dix ans pourtant. Elle a survécu de plus de vingt ans à Picasso. Elle a été une grande photographe, puis elle a été peintre une soixantaine d'années. Mais alors comment se fait-il que nous la connaissions si peu, voire absolument pas ? Le Centre Pompidou, à Paris, lui a consacré une grande exposition cet été. J'y suis allée. J'en suis sortie triste, la gorge serrée. Indubitablement cette femme avait été une grande artiste. Intelligente, érudite, active, côtoyant les plus grands poètes, artistes, photographes, hommes et femmes de son époque. Que Picasso fût un monstre n'est plus un secret. Mais de regarder le parcours de cette femme qui dégringole des marches de sa vie, et s'isole à jamais dès lors que le génie la quitte est au-delà du supportable. En cela l'exposition est une grande réussite. Depuis, j'ai lu la dernière biographie qui lui a été consacrée, qui dépeint une version plus nuancée de l'histoire et de la personnalité de Henriette Dora Markovitch, alias Dora Maar. Mais faisons d'abord le tour de l'exposition : belle, riche, joliment agencée, elle était captivante.
Dora Maar était belle. Elle a photographié la beauté. Puis elle a fréquenté les surréalistes. Elle a regardé l'évolution de son monde. Elle est allée regarder ce monde et dénoncer ses travers, dans sa photographie. Elle s'est amusée à faire des photomontages. Elle a donné une figure photographique à Ubu ! Elle a joué de la force qu'elle détenait, tant dans la technicité que dans les nuances artistiques de la photographie. Elle a eu des demandes, des commandes. Mais elle a évolué toujours vers cela qu'elle voulait faire, montrer, mettre en image. Et c'est remarquable. Ses photographies nous frappent, nous étonnent. Tant ses photographies pour les magazines de mode ou les publicitaires que ses photographies surréalistes nous intriguent. On se demande pourquoi on ne connaissait pas ces œuvres, pourquoi ne les avoir pas vues, ici et là, insérées dans des expositions, présentées dans des musées. Oui, on se demande où elles se cachaient ! Eh oui, rien moins que 400 œuvres et documents, étaient réunis au Centre Pompidou, du 5 juin au 29 juillet 2019. En provenance de 80 prêteurs, et du fonds du Musée national d'art moderne, cette exposition inédite avait de quoi nous surprendre, et nous époustoufler. Rappelons que Dora Maar est née en 1907 et qu'elle est décédée en 1997. Elle a été là tout ce temps...
Le parcours proposé était tant chronologique que thématique. Et tout au long de l'exposition le contexte était mis en lumière. J'entends par contexte aussi bien l'époque concernée que les artistes qui y voguaient. Car il était important de nous montrer qu'au contraire de tant d'autres femmes qui côtoyaient les artistes du moment, Dora Maar n'était pas une muse. Elle tenait sa place d'artiste, au même rang que ces grands hommes. Elle était amie avec Paul Eluard. Elle a été dans la mouvance des surréalistes. Elle a innové, créé, évolué. Elle a dénoncé aussi. Elle s'est engagée dans les mouvements d'extrême-gauche, elle a été militante. Et durant ces longues années elle a été admirée et respectée de ses pairs.
Cette femme a eu son propre lieu de travail. En 1932 elle ouvre un studio photographique avec le décorateur de cinéma Pierre Kéfer à Neuilly-sur-seine, puis en 1935 elle aura son propre studio au 29, rue d'Astorg à Paris. Cartels et documents divers rapprochent de nous les échos du temps vécu, en telle période, puis telle autre, par cette femme photographe.
Voyez ces mots de Jacques Guenne (1934) :
« Pour savoir quelle passion Dora Markovitch porte à son art, il faut l'avoir vue, vêtue d'une longue blouse blanche, tourner autour du modèle, chercher comment les gestes les plus naturels favorisent les effets plastiques, jouer avec lumières, obliger les ombres à ne pas grimacer. »
Mais voilà. Dora Maar va rencontrer Picasso. Ils vont être fou amoureux l'un de l'autre. Et là il semble qu'elle se prête à être muse aussi. Mais attention elle n'est pas seulement cela. Elle a travaillé d'arrache-pied avec Picasso pendant qu'il réalisait son Guernica. Ce photo-reportage qu'elle a effectué de la création de l'oeuvre de Picasso, n'a jamais été mis en avant. Eh oui, on ne le savait pas. Picasso a peint la femme qui pleure, sa Dora. Cela on le sait. Mais bien avant Dora a fait des photographies de Picasso, photographies si connues. L'artiste l'étant moins, aujourd'hui.
Dans l'exposition, naturellement, un pan est consacrée à ces dix années qu'ils ont partagées ensemble : Maar / Picasso. La fascination mutuelle du peintre et de la photographe est ainsi présentée.
Et puis, il y a l'après Picasso.
Dora a arrêté la photographie. Elle va peindre pour le restant de sa vie. Natures mortes, paysages, et une dizaine d'années avant de mourir elle reprendra le medium photo pour donner vie à des créations qui allient la photographie et la peinture, le tout très abstrait. Ses peintures seront exposées au début. Puis, passé un temps, elle sortira de moins en moins dans le monde et ses œuvres seront de moins en moins vues, connues. On peut dire qu'elle ne sera jamais connue en tant que peintre, et réputée pour son travail de peinture. Peu de tableaux étaient présents dans l'exposition. Mais on avait malgré tout un bon aperçu de ses œuvres.
Ne me demandez pas pourquoi le Centre Pompidou a fait appel à un texte de Françoise Gilot pour mettre en relief la peinture de Dora ! Eh oui, nous parlons bien de cette très jeune Françoise qui vient la remplacer un beau jour dans la vie intime de Picasso...
Ces natures mortes, sévères, étaient d'une sensibilité méditative très originale (...) Elle avait une manière très personnelle de manier le clair-obscur. Partant d'une lampe, d'un réveil ou d'un morceau de pain, elle donnait le sentiment d'être moins intéressée par les objets eux-mêmes que par leur solitude : l'horrible solitude et le vide qui entouraient toutes choses dans cette pénombre.
Comme je vous le disais au début de cet article, on sort de l'exposition meurtri, heurté par cette histoire triste. Et pourtant l'exposition ne nous donne pas réellement d'information sur les années d'isolement et d'enfermement de l'artiste.
On parcourt alors la librairie du musée et l'on voit des livres qui sont consacrés à la vie de Dora Maar. Notez que Zoé Valdés a écrit "La femme qui pleure", publié aux éditions Flammarion. Dans ce récit l'écrivaine se glisse dans la peau de Henriette Dora Markovitch et raconte ainsi la passion qui l'a liée à Picasso, pour la laisser ensuite vidée. Une biographie vient également d'être publiée, qui peint une Dora Maar bien moins sympathique mais qui fourmille de détails et d'anecdotes passionnants.
Je vous invite également à regarder cette vidéo qui nous propose un parcours guidé et commenté de l'exposition.
* Hormis la première photographie de Dora Maar, réalisée par Man Ray, toutes les autres photos présentées sont les œuvres de Dora Maar.
Les peintures de natures mortes et de paysages sont les œuvres de Dora Maar.
** Les deux portraits de Dora Maar sont les œuvres de Pablo Picasso.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.