Club de lecture du 23 mars 2018

Nos clubs de lecture deviennent de plus en plus festifs et embrassent aussi de plus en plus d’amoureux de livres. Nous nous en réjouissons, et sommes heureux de nous laisser surprendre et enchanter par les partages et interventions de nouveaux venus tout autant que des habitués de longue date…

Après ce moment convivial de retrouvailles autour d’un thé Yassi a ouvert la séance à l’accoutumée avec l’actualité littéraire tout en rappelant qu’elle avait mis en ligne le discours Nobel de Kazuo Ishiguro traduit en français et lu par elle. Elle était ravie d’apprendre que plusieurs personnes l’avaient écouté et apprécié. Mais elle était moins enclin à accepter que ce fût parce que sa voix est accueillante, l’important était le texte maintenait-elle !

L’actualité littéraire fut ouverte sur la nomination de Patrick Grainville au fauteuil numéro 9 de l’Académie Française. Yassi nous disait avoir été enchantée par une émission où elle l’avait entendu s’entretenir avec Augustin Trapenard. Entretien dont elle avait extrait la citation qu’elle nous a lue :

Quand j’étais jeune adolescent j’ai traversé, comme beaucoup, une crise de manque, de vide, de solitude avec la première prise de conscience de l’absurdité de la vie. Ce sont les mots qui m’ont secouru, fortifié, ouvert des horizons de rêve, de liberté, de rébellion. La lecture m’a arraché au quotidien morne du lycée. Les mots étaient nourriciers. Je les apprenais avec avidité, gourmandise. J’adorais le vocabulaire que je considérais commune une tribu vivante, incarnée, qui peuplait mon imagination. Je n’étais plus seul. J’avais un vaste pays luxuriant de mots.

Elle a restitué aussi les mots du nouvel académicien autour de l’écriture inclusive et de la féminisation des noms de métiers. Elle en a profité pour rappeler l’objet de cette « écriture inclusive » et des polémiques qui l’entourent tout en donnant sa position dessus.  Pour clore la question de l’habit vert elle nous a dit qu’elle avait bien envie de lire « Falaise des fous », le dernier roman de Patrick Grainville, qui venait de paraître et racontait les paysages de Normandie en faisant un parallèle avec les tableaux de Courbet et de Monet.

Naturellement nous avons passé quelques minutes à parcourir l’oeuvre de Patrick Grainville. Hélène nous a rappelé qu’il avait écrit Les flamboyants et qu’il avait une écriture très lyrique. Françoise était réservée sur ses écrits et elle trouvait qu’il laissait une place peu valorisante aux femmes dans ses récits, tout du moins ceux qu’elle avait lus et qui avaient été publiés il y a un petit moment. Yassi nous a rappelé que Les flamboyants avait été publié en 1976 et avait remporté le Goncourt.

Pour poursuivre avec l’actualité littéraire elle a passé en revue les livres nominés pour le Prix Man Booker International 2018. Ce prix est ouvert aux romans traduits en anglais et publiés en Angleterre. Il récompense à parts égales l’écrivain et le traducteur. En 2016 le lauréat avait été « La Végétarienne » de Han Kang dont nous avions parlé l’année dernière, et en 2017 Boussole de Mathais Enard avait fait partie des finalistes. Cette année deux écrivains français sont nominés (Virginie Despentes pour Vernon Subutex 1 et Laurent Binet pour La septième fonction du langage). Certains livres de cette première sélection sont disponibles en français : le dernier roman de Xavier Cercas (L’Imposteur) et celui d’Antonio Muñoz Molina (Comme l’ombre qui s’en va) ; un roman de l’écrivain et cinéaste irakien Ahmed Saadawi (Frankenstein à Bagdad) qui a remporté le Prix de l’Imaginaire 2017 ainsi que celui de l’autrichien Christoph Ransmayr (La montagne volante). Hélène avait lu « Comme l’ombre qui s’en va » et nous le recommandait. Yassi nous a dit avoir fait un travail de recherche détaillé sur l’ensemble des livres nominés que nous pourrions lire dans l’article qu’elle y avait consacré.

Pour finir avec l’actualité elle nous a recommandé :
– Barcelone, dans la collection Bouquins de Robert Laffont qui parcourt l’histoire et la vie littéraire de cette ville en restituant des extraits de textes écrits dans ou sur cette ville par des écrivains locaux ou étrangers. Les écrivains français Mathias Enard et Pierre Ducrozet nous présentent la ville et le livre en arpentant les rues de Barcelone dans cette très belle émission radio.

Le jardin des brumes du soir de l’écrivain malais Tan Twan Eng. Ce livre a remporté le Prix Man Asian en 2012. Yassi nous disait qu’il était intéressant d’une part en tant que roman historique mais également parce qu’il nous initiait aux arts asiatiques, tant martiaux qu’esthétiques.

Elle a également évoqué deux livres qui viennent de sortir en format poche :
Gabacho de Auro Xilonen dont elle allait nous parler,
– Le bal mécanique de Yannick Grannec qu’elle était en train de lire. Ce livre, nous disait-elle, se lit avec un écran à proximité ! Chaque chapitre met en exergue les références d’une oeuvre d’art. Ainsi l’on regarde l’oeuvre et on la médite avant de se lancer dans la lecture du chapitre en question. Michel nous disait avoir lu le précédent, et premier roman, de Yannick Grannec « La déesse des petites victoires » qu’il nous recommandait vivement. Plusieurs amis lecteurs de Yassi le lui avaient aussi conseillé lors de sa sortie en 2013.

Et justement Yassi a commencé par nous parler de ce « Gabacho » de la jeune romancière mexicaine Aura Xilonen qui nous livre ici son tout premier roman écrit à dix-neuf ans ! Elle nous a passionnément vanté les mérites de cette nouvelle plume, énergique et inventive qui nous agrippe et trace son chemin au rythme du cheval au galop. Pour sa part, elle avait lu d’un trait les cent cinquante premières pages ; et là, elle s’était forcé à poser le livre parce qu’elle se sentait physiquement essoufflée ! Eh oui, c’est un récit coup de poing. Surprenant, drôle. L’écrivaine invente mille mots, innove un style haletant et dans ce langage d’un argot des désorientés où tous s’insultent et se parlent mal elle distille une tendresse et une douceur hors normes. Le livre met en scène un jeune garçon mexicain qui a émigré clandestinement aux Etats-Unis et à qui il arrive mille aventures.

Comme toujours Yassi s’est arrêté après ce premier livre présenté pour passer la parole, nous proposant de reprendre la parole en toute fin de notre réunion pour nous parler d’autres livres.

Et c’est Michel qui nous a parlé de ce qu’il était en train de lire. Il était parmi nous un peu par hasard. Etant venu saluer nos amies de la bibliothèque juste au moment où nous allions ouvrir le cercle de lecture, il s’était joint à nous. Et enthousiasmé par la chaleureuse atmosphère qui régnait dans les lieux, il a eu envie d’y poser sa part d’âme et de souffle. Son charisme nous a certes gagné pendant qu’il nous parlait de « Kong » de Michel Lebris. Etant très cinéphile il avait choisi ce livre pour en apprendre davantage sur le tournage et la réalisation du tout premier « King Kong ». Or ce livre est bien plus que cela, nous a-t-il dit. Il est ébouriffant par les aventures qu’il restitue mais surtout par la personnalité de ces deux hommes, à l’origine du film culte. Ils fourmillent d’exploits, et sont la définition même d’aventurier de la vie sous toutes ses formes. Car avant que l’équipe cinématographique donne naissance à King Kong ils ont traversé bien d’autres épopées, sans compter la guerre dont ils sortent tout juste au début du livre…

S’en est suivi un long et  joyeux échange autour du film documentaire au programme le soir-même, entre Monique et Michel. Le cinéma et la littérature sont des arts qui s’entendent bien… ce n’est pas la première fois que nous nous engageons dans des discussions passionnées autour d’oeuvres cinématographiques !

Simone nous a ensuite parlé de « Entrez dans la danse » de Jean Teulé qui n’a pas son pareil pour dénicher dans l’Histoire des faits oubliés pour nous les faire revisiter, rehaussé de son style enlevé. Cette fois il fait halte à Strasbourg en 1518 où une étrange épidémie frappe la population : hommes et femmes dansent et dansent, jour et nuit… Comme toujours c’est avec force conviction et émotion que Simone a partagé avec nous sa lecture. Le récit est bref, il n’est pas rose, ni drôle, et pourtant on prend plaisir à le lire, nous disait-elle. Et puis bien-sûr, Jean Teulé nous confronte à ces choses qui sont choquantes ; on sait que cela a existé mais cela n’empêche pas le lecteur d’être heurté. Les hommes d’église ne sont pas toujours empreints de sagesse et bonté et même si l’on a la foi, on ne peut que reconnaître ces vérités malheureuses. Car ces hommes et ces femmes de Strasbourg étaient frappés par ce seul mal de mourir de faim par temps de famine, et leurs danses n’étaient nullement signe d’hérésie. Nous avions déjà plusieurs lectrices convaincues du talent de Jean Teulé au sein du club de lecture. Ce livre en ralliera peut-être quelques unes de plus !

Annie nous a ensuite parlé du dernier roman de Paul Auster, 4321. Elle avait fini les mille pages qui entrelacent les récits de quatre vies possibles d’un même homme. Son avis était mitigé. Le livre n’est pas mauvais, mais malgré tout on s’y perd. Yassi nous transmettait l’avis d’un critique littéraire qu’elle aime bien. Il disait que l’essence du travail d’un écrivain était de faire des choix quant au destin et au devenir de ses personnages, et c’est précisément ce que Paul Auster n’avait pas fait ici !

Mais alors Annie a rebondi pour nous recommander la lecture des livres de Philip Roth. Eh bien voilà un écrivain qu’il est gratifiant de lire. En peu de pages dans « La pastorale américaine » il nous transmet ce que Paul Auster en quatre fois plus de pages ne parvient pas à véhiculer ! Philip Roth fait partie de ces écrivains rarissimes à avoir annoncé un jour, de son vivant, et plutôt jeune, qu’il arrêtait d’écrire… et qui s’y était bien tenu. Nous voilà donc à acquiescer et à faire le tour d’abord des écrits de Philip Roth, puis des écrivains américains talentueux…  Parmi les livres sur lesquels nous étions plusieurs à être d’accord, on retiendra « American Darling » de Russel Banks que Françoise et Yassi nous recommandaient vivement. Françoise aimait beaucoup aussi James Ellroy, et Chantal nous a fait nous remémorer son fameux « Le Dahlia noir ». Et puis nous avons évoqué Joyce Carol Oates, très prolifique et diversifié dans ses écrits. Il ne faut pas aborder son oeuvre par son roman « Les Chutes » qui n’est certes pas le meilleur avons-nous convenu. Yassi nous recommandait son « Je vous emmène ». « Mudwoman » est un autre de ses titres qui a été très apprécié en France.

Pour clore ce petit tour d’horizon des écrivains américains et leurs livres nous avons imaginé en faire une thématique pour une de nos prochaines réunions.

Et c’est avec Yvette que nous avons repris le cours de nos partages de lectures. Elle nous a parlé du dernier Erri de Luca, « La nature exposée ». Le narrateur du livre, ancien mineur, sculpteur et alpiniste arrive dans une ville portuaire où le prêtre local lui demande de restaurer un crucifix grandeur nature, en le remettant dans son état d’origine, c’est-à-dire nu, sa « nature exposée ». Le roman raconte la traversée du sculpteur dans cette tâche de restauration où il s’imprègne aussi bien de l’histoire du créateur de la sculpture en question que de toutes les spécificités de l’oeuvre elle-même. Les thèmes récurrents d’Erri de Luca se retrouvent apparemment dans ce livre : les textes religieux, la fraternité, la condition humaine, le silence, la profondeur, la montagne et Naples. Aussi bien Yvette que Simone, qui l’avait également lu, étaient d’accord sur la qualité de ce roman.

Nous nous sommes un peu attardés sur l’écrivain. Hélène nous rappelait que l’homme était très engagé politiquement. Et Yassi nous disait qu’elle aimait l’alpiniste et l’homme de montagne en lui. Nous avons reparlé de sa manière de percer chaque mot et sujet en profondeur « tel un noyau d’olive que l’on garde longtemps en bouche » (l’image vient de Erri de Luca). Nous avons passé en revue son oeuvre, riche, sachant qu’il a été très connu au départ avec « Montedidio » et « Trois chevaux ». Yassi nous disait avoir beaucoup aimé Trois chevaux et également son recueil de nouvelles « Le Contraire de Un ».

Yvette nous a ensuite dit quelques mots du dernier roman d’Alice Ferney « Les bourgeois ». Le lecteur accompagne plusieurs générations des Bourgeois, patronyme de cette famille en effet bourgeoise, et traverse un siècle à leur côtés, de la première guerre mondiale à nos jours. Eh oui, ce type de personnages a réellement existé, commentait Yvette qui avait aimé le livre. Toutes celles qui l’avaient lu ne partageaient pas l’enthousiasme d’Yvette. Comme toujours un livre a autant de lectures que de lecteurs, et fort heureusement !

Monique nous a ensuite très brièvement parlé du quatrième tome de la saga napolitaine d’Elena Ferrante. Oui, c’est bien, mais enfin il était temps que ça se termine ! Monique était la première parmi nous à avoir lu et aimé le livre, ses personnages, l’intrigue, la description de la société napolitaine mais elle trouvait que le dernier tome n’apportait rien de plus. Bien-sûr elle reconnaissait que cette sensation de lassitude venait du fait que nous, lecteurs français, les avions ingurgité les uns après les autres. Dans leur version originale, au départ, ils étaient parus à plusieurs années d’écart les uns des autres.

Chantal nous a alors parlé de La Serpe de Philippe Jaenada. Eh oui, nous en avions très brièvement parlé à plusieurs reprises, notamment parce qu’il avait remporté le Prix Femina 2017, mais cette fois nous nous sommes penché dessus un peu plus en détail. Chantal nous a restitué l’histoire et l’univers du livre comme elle sait si bien le faire, avec précision et neutralité. Elle nous a dit aussi que l’auteur peignait très bien un certain contexte, celui des châtelains, qui avait perduré en de rares occasions comme dans ce cas-ci. Tout comme Simone il y a quelque temps Chantal nous le recommandait.

  

Yassi qui n’avait pas lu le livre se demandait si ce n’était pas gênant la façon dont l’écrivain s’insérait dans le livre. Marie-Magdeleine a rebondi sur le sujet pour nous rappeler qu’il ne l’avait pas toujours fait, notamment dans son précédent livre « La petite femelle », récit où encore une fois une enquête est menée sur un fait réel : le meurtre commis par Pauline Dubuisson, qui avait réchappé deux fois à la peine de mort. Ce fait divers avait été aussi à l’origine du film de François Clouzot avec Brigitte Bardot. Marie-Magdalena, nous disait que Jean-Luc Seigle à son tour repris l’histoire de cette femme pour écrire cette fois une fiction où il imaginait sa « deuxième vie », après sa sortie de prison, devenue médecin, lorsqu’elle avait émigré au Maroc.

Cela nous a fait du bien malgré tout de sortir des univers de crime et d’assassinats pour plonger dans un roman d’amitiés ! Carole venait de lire « Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates ». Nous étions nombreux dans l’assemblée à avoir lu ce livre et à l’avoir unanimement aimé. Mais justement, parce que nous avions tant aimé le lire, que nous l’avions un peu oublié, nous avons religieusement écouté Carole nous en parler. Comme pour la plupart d’entre nous c’est une personne de son entourage qui lui avait conseillé ce livre… Roman épistolaire, situé dans l’île de Guernesey, il raconte les années de guerre (seconde guerre mondiale) et la solidarité, doublée d’ingéniosité des habitants de l’île. D’une grande douceur, avec une grande finesse, le livre raconte l’être humain, l’amitié, l’amour. Carole nous rappelait que le livre avait été écrit à quatre mains : par Marie-Ann Schaffer et sa nièce Annie Barrows ! Le livre s’est vendu à des millions d’exemplaires dans le monde. Et nous étions tous d’accord pour dire que nous n’avions encore rencontré aucun lecteur qui ne l’ait aimé.

Françoise nous a dit alors quelques mots sur « Le ministère du bonheur suprême » qu’elle venait de finir de lire. Elle était très en colère contre Arundhati Roy ! Non seulement elle avait trouvé le livre mal écrit (et elle nous a donné des exemples) mais surtout elle n’avait rien appris sur l’Inde avec cette lecture. En réalité, elle qui connaît bien l’Inde, nous affirmait que jamais la chose racontée dans ce livre ne serait envisageable dans le pays… Pour lire un livre intéressant sur l’Inde elle nous conseillait celui de Tarun Tejpal, « L’histoire de mes assassins ». Plusieurs d’entre nous avions lu de cet auteur « Loin de Chandigarh » que nous avions en effet largement apprécié.

Yassi s’est dit ravie. Eh oui, elle qui n’a cessé de nous dire tous ces derniers moments qu’elle avait adoré ce livre et qu’elle avait haï les critiques qui l’avaient démoli sans même avoir daigné le lire dans son intégralité, elle se réjouissait d’entendre enfin une personne qui en faisait une critique, après l’avoir lu attentivement. Néanmoins, elle estimait que l’écrivaine donnait place à une utopie et que cela était nécessaire. Que des êtres humains, de confessions et d’histoires personnelles radicalement différentes puissent s’entendre et se réunir afin de former une communauté, c’est précisément utopiste, trouvait-elle.

Françoise comparait ce livre avec le précédent roman d’Arundhati Roy (Le dieu des petits riens) pour détailler un peu plus avant sa déception. Pour répondre à cela Yassi a restitué une parole de l’écrivaine entendue dans une interview à la radio américaine. « Mon précédent roman mettait en scène une famille parfaite qui se brisait de l’intérieur, celui-ci à l’inverse s’attache à des êtres humains brisés qui se rapprochent les uns des autres pour former une famille ». Et Yassi de dire que c’est en cela peut-être que ce livre correspondait bien au monde d’aujourd’hui. A chaque ère sa littérature…

Mais nous avons passé du temps malgré tout à essayer de comprendre pourquoi le livre avait semblé mal écrit pour Françoise. Yassi l’avait lu en anglais et se demandait si cela ne venait pas de la traduction. Dans le cas d’un écrit où les éditeurs savent à l’avance qu’il va vendre beaucoup souvent l’on demande au traducteur de rendre son travail en un temps record. Or ce n’est pas possible de faire un bon travail de traduction lorsqu’on manque de temps. Le sujet reste à creuser.

Cela étant dit, même si Yassi défendait ce livre elle reconnaissait que certains passages étaient difficiles à lire, notamment un chapitre qui constituait une longue liste… de documents se trouvant dans des cartons ! Marie-Jeanne nous a confirmé qu’elle était coincée dans ce chapitre en question, que Yassi lui conseillait de simplement passer. La suite est tellement belle, toute la partie qui se passe dans le Cachemire surtout…

Yassi a alors gardé la parole pour introduire d’autres livres qu’elle avait lus et aimés. Elle nous conseillait parmi les romans français de la rentrée littéraire « L’ombre sur la lune » d’Agnès Mathieu-Daudé. Elle ne connaissait pas cet écrivain mais désormais elle la suivrait de près tant elle avait apprécié sa plume et son talent romanesque. Comme toute oeuvre de littérature fidèle à son essence le récit rapprochait deux personnages romanesques dont la rencontre serait improbable dans la vraie vie : un mafieux, fils d’une famille mafieuse sicilienne et une jeune femme érudite française très rangée, à la vie parfaitement insipide, assistante de directeur d’un grand musée parisien. Cette rencontre invraisemblable prenait le chemin d’un Bonnie & Clyde avant de nous offrir un tomber de rideau livresque réussi ! Les présentations d’oeuvres de Goya, les ballades dans Séville ou à Madrid, l’incongru des situations imaginées… c’est tout cela que Yassi avait aimait lire. Signalons que « L’ombre sur la lune » est le deuxième roman d’Angès Mathieu-Daudé. Son premier roman « Le marin chilien » avait été primé par la SGDL (Société des Gens de Lettres). Elle est par ailleurs conservateur du patrimoine (de musée).

Elle nous a conseillé ensuite un autre premier roman, tout aussi talentueux que Gabacho dont elle nous avait parlé au début de notre rencontre et également existant en format poche. « Intempérie » de l’écrivain espagnol Jesus Carrasco est remarquable disait-elle. Le récit tourne autour d’un contexte mille fois visité en littérature, mais justement, c’est là que l’on voyait le talent de l’écrivain : il nous transportait, et savait donc faire oeuvre de création autour d’une histoire déjà lue… Un jeune garçon fugue ; il est pourchassé par tout un village. Très vite il croise le chemin d’un vieux berger solitaire qui va l’aider. Conte d’initiation, roman de formation, tout cela caractérise le roman, avec des personnages attachants plongés dans un décor aride et désolé. Nous ne connaîtrons jamais les prénoms du vieil homme et du jeune garçon. Nous ne devinerons que vers la fin du roman la cause de la fuite du garçon, ne connaîtrons jamais l’histoire du chevrier ni la raison pour laquelle il se décide à aider le garçon… mais nous nous exclamons ‘C’est beau !’ disait Yassi. Le deuxième roman de l’auteur est d’ailleurs déjà disponible en français sous le titre « La terre que nous foulons », toujours aux éditions Robert Laffont.

Pour clore la rencontre en beauté Yassi a passé la parole à Françoise. Elle lui avait demandé, si elle le voulait bien, de nous dire quelques mots de Cormac McCarthy et nous dire lequel de ses livres elle nous conseillait pour nous engager dans son oeuvre. En effet, la dernière fois nous avions longuement débattu du roman « La route » de Cormac McCarthy, écrivain que Françoise connaissait bien. Elle estimait que « La route » ne caractérisait pas son oeuvre.

C’est difficile de résumer ce que François nous a transmis. Elle s’était documenté. A base de citations et de descriptions personnelles elle nous a parlé de l’écrivain et de son univers. Nous étions suspendus à ses livres, et interloqués par le doux-tranchant de l’homme de lettres ! Elle a terminé sa présentation par la lecture d’un extrait de « L’obscurité du dehors ». Elle nous conseillait aussi la trilogie des confins (de jolis chevaux) ainsi que « Méridien du sang » et « Suttree ».

Le soir venu il sella son cheval et partit vers l’ouest. Le vent avait beaucoup faibli et il faisait très froid et le soleil déclinait rouge sang et elliptique devant lui sous les récifs des nuages rouge sang. il allait là où il choisissait toujours d’aller quand il partait à cheval, là-bas où l’embranchement ouest de l’ancienne route comanche au sortir du pays kiowa vers le nord traversait la partie la plus occidentale du ranch et l’on pouvait en distinguer au sud la trace à peine perceptible sur les basses prairies entre les bras septentrional et intermédiaire du Concho. A l’heure qu’il choisissait toujours, l’heure où les ombres s’allongeaient et où l’ancienne route se dessinait devant lui dans l’oblique lumière rose comme un rêve de temps révolus où les poneys peints et les cavaliers de cette nation disparue descendaient du nord avec leur visage marqué à la craie et leurs longues nattes tressées et tous armés pour la guerre qui était leur vie et les femmes et les enfants et les femmes avec leurs enfants suspendus à leur sein et tous avec le sang en gage de leur salut et pour seule vengeance le sang. Quand le vent était au nord on pouvait les entendre, les chevaux et l’haleine des chevaux et les sabots des chevaux chaussés de cuir brut et le cliquetis des lances et le frottement continuel des barres de travois dans le sable comme le passage d’un énorme serpent et sur les chevaux sauvages les jeunes garçons tout nus folâtres comme des écuyers de cirque et poussant devant eux des chevaux sauvages et les chiens trottinant la langue pendante et la piétaille des esclaves suivant demin-nue derrière eux et cruellement chargée et la sourde mélopée sur tout cela de leurs chants de route que les cavaliers psalmodiaient en chemin, nation et fantôme de nation passant au son d’un vague cantique à travers ce désert minéral pour disparaître dans l’obscurité portant comme un graal étrangère à toute histoire et à tout souvenir la somme de ses vies à la fois séculaires et violentes et transitoires.
Il allait avec le soleil qui lui cuivrait le visage et le vent rouge qui soufflait de l’ouest. Il tourna au sud le long de l’ancienne piste de guerre et arriva au sommet d’une butte et sauta à terre et laissa retomber les rênes et s’éloigna de quelques pas et s’immobilisa comme un homme qui arrive au terme de quelque chose.

Voici les articles de Kimamori que vous pourrez lire sur les livres évoqués dans ce compte-rendu :
– Le jardin des brumes du soir de Tan Twan Eng,
– La Végétarienne de Han Kang,
– Gabacho d’Aura Xilonen,
– Le ministère du bonheur suprême d’Arundhati Roy,
– L’ombre sur la lune d’Agnès Mathieu-Daudé,
– Intempérie de Jesus Carrasco.

Vous pourrez écouter la traduction française de Yassi, lue par elle, du discours Nobel de Kazuo Ishiguro en cliquant ici.

Voici les liens vers les émissions radio évoqués :
– Augustin Trapenard s’entretenant avec Patrick Grainville,
– Promenade littéraire à Barcelone de Mathias Enard et Pierre Ducrozet.

Vous pourrez lire les articles de Yassi sur :
– Patrick Grainville à l’Académie Française,
– Les livres nominés au Man Booker International 2018.

Voici d’autres émissions radio si vous souhaitez écouter les écrivains dont le dernier livre est nominé au Man Booker International 2018, et déjà traduits en français :
– Javier Cercas, auteur de l’Imposteur,
– Antonio Munoz Molina, auteur de Comme l’ombre qui s’en va

Parmi les titres évoqués dans ce compte-rendu, les livres suivants sont disponibles à la bibliothèque de Porto-Vecchio :
– Vernon Subutex 1 de Virginie Despentes,
– Entrez dans la danse de Jean Teulé,
– La pastorale américaine de Philip Roth,
– Les bourgeois d’Alice Ferney,
– La serpe de Philippe Jaenada,
– La petite femelle de Philippe Jaenada,
– Je vous écris dans le noir de Jean-Luc Seigle,
– Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates d’Annie Barrows et Mary-Ann Schaffer,
– Le dieu des petits riens d’Arundhati Roy,
– La route de Cormac McCarthy,
– L’ombre sur la lune d’Agnès Mathieu-Daudé.

Les illustrations présentées dans cet article, hormis les couvertures de livres et photos d’écrivains, sont les oeuvres de :
– Emmanuelle Moureaux,
– Sculpture inspirée de l’oeuvre de Henri Matisse (La danse) dans l’île de Yelagin (je n’ai pas réussi à trouver le nom de l’artiste),
– Prakash Raman.