Nous avions avancé la date du précédent club de lecture au 15 décembre en raison des fêtes de fin d’année et avons été bien heureuses de constater que nos réunions en « petit comité » s’étaient désormais élargies ! C’était merveilleux aussi de revoir France, de passage en Corse, qui, encore une fois, était venue avec de belles lectures à partager avec nous.
Après quelques échanges et dégustations chocolatées façon pré-Noël nous avons ouvert la session autour du discours Nobel de Kazuo Ishiguro qui avait beaucoup touché Yassi. En racontant son histoire et les tournants de sa vie d’écrivain Ishiguro avait su proposer une vision pénétrante du travail littéraire. Son discours nous permettait de comprendre par ailleurs pourquoi un Bob Dylan avait sa place parmi les heureux Nobel de littérature. Marie nous rappelait comme sa nomination avait en effet été décriée par le monde des lettres l’année dernière. Et puis, en toute simplicité et avec une grande humilité Ishiguro disait dans son discours qu’il perdait pied dans le monde actuel et face aux récents événements de 2016. Mais il maintenait sa conviction dans l’importance de la littérature, nous encourageait à ouvrir nos horizons et à accepter d’accueillir les nouvelles formes et les nouveaux genres que la jeune génération aurait à nous faire connaître. Il terminait son discours sur cette phrase :
En des temps où les divisions ne cessent de prendre dangereusement de l’ampleur, nous devons écouter. Écritures de qualité et lectures de qualité feront tomber les barrières. Nous risquons même de trouver une idée neuve, une grande vision humaine qui aura la force de faire cause commune. »
Yassi nous a dit que pour le plaisir de côtoyer plus longtemps le texte de ce discours elle avait entrepris de le traduire en français. Comme promis vous pourrez écouter cette traduction dont elle a tiré une version audio, en cliquant le lien concerné à la fin de ce compte-rendu. Une version officielle du discours traduit en français a été transmise bien entendu par les services de l’organisation Nobel, consultable sur le site internet de l’institution suédoise, raison pour laquelle Yassi s’est permis de prendre des libertés dans sa traduction personnelle.
Pour continuer avec les annonces de l’actualité littéraire Yassi a présenté brièvement les dernières publications de l’écrivain belge Jean-Philippe Toussaint : M. M. M. M. et Made in China. Cet écrivain vient souvent dans sa maison en Corse et s’est inspiré du paysage local pour le décor d’un de ses livres. M.M.M.M. réunit en un volume la saga Marie, roman qui en quatre saisons explorait les vertiges de l’amour et avait été publié entre 2002 et 2013 sous les titres « Faire l’amour », « Fuir », « La vérité sur Marie » et « Nue ». « Made in China » raconte sous forme d’essai/roman l’aventure de Jean-Philippe Toussaint lorsqu’il s’est rendu en Chine en 2016 pour tourner un court-métrage adapté de la dernière scène de « Nue », ce défilé de mode où la robe présentée n’est que miel : la mannequin, enrobée de miel est suivie de ses abeilles, telle une reine…
Toujours dans l’actualité littéraire, Yassi a évoqué les annonces des Prix de la francophonie et du Prix du Roman des Etudiants France Culture – Telerama : le premier est attribué à Tierno Monénembo et le second à Léonor de Recondo pour son « Point Cardinal ». Yassi nous encourageait vivement à lire « Le Terroriste noir » et « Le Roi de Kahel » (Prix Renaudot 2008) de Tierno Monénembo si ce n’était déjà fait, et nous rappelait que le Prix des Etudiants avait notamment été attribué à Maylis de Kerangal pour « Réparer les vivants » et à Gaël Faye pour « Petit pays » dans le passé.
Yassi a ensuite brièvement présenté un des livres dont elle voulait nous parler : « La nuit des béguines » d’Aline Kiner. C’est une des publications de la maison Liana Lévi en la rentrée littéraire de septembre 2017. Ce livre a été très remarqué par les libraires et apprécié par les lecteurs. L’intrigue se situe au Moyen-âge du temps de Philippe le Bel et s’évertue à nous faire côtoyer le clos de béguinage de Paris si cher à Louis IX, Saint Louis. Grâce à cette étiquette de « béguines » les femmes pouvaient mener une vie paisible et active sans être mariées ni religieuses dans des cloîtres. Elles étaient érudites, de couches aisées pour la plus grande part d’entre elles mais aussi femmes du peuple accueillies et protégées par solidarité. Aline Kiner réussit à construire un roman fluide et délectable tout en faisant un travail d’étude historique remarquable. La bibliographie présentée à la fin du livre est largement étayée par thématique. L’écrivaine est journaliste scientifique pour la publication Science et Vie.
La nuit des béguines a fait penser Marie aux écrits de l’historienne médiéviste Régine Pernoud. Avec Monique elles ont pensé aussi à La Chambre des dames de Jeanne Bourin, tout aussi soigneusement documenté et mettant en scène les femmes au treizième siècle. La condition des femmes, n’a jamais été simple mais on a tendance à oublier parfois la liberté dont elles disposaient au Moyen-âge.
Florence a alors pris la parole, et elle avait mille choses à nous raconter vu le grand nombre de ses lectures du mois. Elle a commencé par nous parler de La Tresse de Laetitia Colombani. Elle avait une position médiane, à mi-chemin entre celle d’Yvette et celle de Monique qui nous en avaient parler le mois dernier. Ce n’est pas un livre majeur, disait-elle, mais malgré tout ça se laisse lire et avec plaisir. Et surtout, dans son cas cela avait été un grand soulagement de trouver un peu de légèreté dans ce livre qu’elle avait lu après celui de Sorj Chalandon et avant celui d’Oliver Guez, tous deux sombres ! « Le jour d’avant » de Sorj Chalandon avait la noirceur de la mine dans tous ces passages que Florence avait trouvé trop longs et insistants. « La disparition de Josef Mengele », de son côté, lui avait valu des nuits agitées truffées de cauchemars. Et en cela elle partageait l’indignation de Simone qui nous avait parlé du livre d’Olivier Guez le mois dernier. L’atrocité que l’écrivain raconte, et qui ne relève malheureusement pas de la fiction est effectivement difficile à accepter. Florence reconnaissait la valeur littéraire des deux livres en question. Monique voyait bien de quoi parlait Florence en évoquant les longueurs du livre de Sorj Chalandon mais malgré tout nous disait que les chapitres détaillant le procès l’avaient énormément intéressé.
Florence avait aussi lu l’Ordre du jour d’Eric Vuillard, le Goncourt 2017. Sa critique du livre était positive mais elle avait mille fois préféré « Congo » du même auteur, qu’elle trouvait d’ailleurs mieux écrit.
Et nous voilà parties en digressions touchant à l’Histoire. Marie nous a parlé de l’historien Raphael Lahlou, qui vit en Corse. C’est un homme charmant et très singulier qui semble avoir un monde merveilleux et se sentir heureux dans sa bulle ! Marie nous conseillait vivement de lire ses ouvrages et Carmela nous en a montré plusieurs disponibles à la bibliothèque.
Les discussions étant parties alors dans un tour du monde Yassi en profita pour nous faire part des derniers écrits du sinologue Jean-François Billeter. Suisse d’origine, il s’est rendu en Chine en 1963 pour y faire ses études, une époque où bien peu d’européens partaient à la rencontre de ce pays. Il y fait la connaissance d’une jeune chinoise mais il ne pouvait pas la fréquenter, conformément aux moeurs du pays, s’il ne l’épousait pas d’abord. Il dépose donc une demande officielle auprès des autorités chinoises pour ce faire, et attend la réponse une longue année durant sans jamais avoir le droit de la voir… Cette femme devait devenir l’amour de sa vie, l’épouse qui l’accompagnerait des décennies durant. L’ayant perdue récemment, il a écrit deux livres : le premier, « Une rencontre à Pékin », est le récit de cette première année passée en Chine ; le deuxième, « Une autre Aurélia », est un hommage à la vie et une acceptation de la mort de sa bien-aimée. Passionnée d’Asie et des philosophies asiatiques, Yassi nous recommandait chaudement aussi les essais de Jean-François Billeter, dont « Esquisses » et « Un paradigme » qui entrelacent les visons chinoises avec celles occidentales de la philosophie pour nous livrer un traité de sagesse très éclairé et propre à Billeter.
Marie a alors rebondi sur le thème du veuvage raconté en littérature et nous a conseillé de lire « J’ai réussi à rester en vie » de Joyce Carol Oates qui trace son expérience personnelle de la traversée de ce tunnel après le décès subit de son époux de longue date. Naturellement ce thème nous a fait penser au livre de Christian Bobin dont nous avions parlé l’année dernière dans notre club de lecture : « La plus que vive » que Marie-Jeanne nous avait fait connaître. Récit lumineux s’il en est, et écrit toujours de cette plume qui sait ravir son lecteur, il est parfaitement en harmonie avec l’oeuvre de Bobin…
Et puisque nous évoquions les livres que nous avions évoqué récemment, Yassi nous a dit qu’elle avait commencé la lecture de « Zabor » de Kamel Daoud, écrivain qui à priori ne l’intéressait pas. Or Marie avait réussi à l’intriguer la fois précédente en s’interrogeant sur le sens de ce roman. Pour le moment je trouve cela plutôt drôle, disait Yassi, parce qu’après tout il dit des choses si graves, que l’on n’a plus le droit de dire, qu’il semble avoir atteint le stade de se moquer éperdument des risques encourus ! Car oui, ce n’est pas toujours facile pour les intellectuels et écrivains du monde arabe de s’exprimer en abordant certains sujets délicats. Cela a fait penser France à l’écrivain et ancien ministre algérien Boualem Sensal qui avait tenté de démocratiser l’écriture dans son pays. Là encore un sujet délicat, la langue arabe classique n’étant maîtrisée que par les élites des pays arabes mais étant malgré tout la seule langue autorisée pour l’emploi à l’écrit.
Parmi les livres lus récemment que nous avions envie de recommander aux autres, France nous a parlé du livre de Catherine Poulain « Le grand marin ». Nous en avions en effet parlé à plusieurs reprises l’année dernière.
Puisque France avait la parole, elle a poursuivi en présentant les deux derniers romans qu’elle avait lus. Le premier étant justement La Tresse de Laetitia Colombani. Elle a attiré notre attention sur le fait que ce livre traitait fort bien le sujet de la mondialisation. Une tresse qui circule entre plusieurs femmes, entre plusieurs pays de continents différents et illustre par là même la détresse des unes et des autres si peu identiques et pourtant si vraies lui semblait être en cela le récit d’un thème authentique, ayant sa place dans la littérature contemporaine.
Le deuxième livre dont France nous a parlé est « Encore » de Hakan Gunday. Yassi s’est immédiatement exclamée en avouant qu’elle avait eu très envie de lire ce livre mais s’était abstenue de peur d’être trop affectée ; elle était plus qu’ intéressée par la présentation de France. « Encore » a été largement applaudi par les lecteurs tant anglo-saxons que français. Roman traduit du turc, il a remporté le Prix Médecis étranger 2015. Il met en scène un passeur en Turquie dont le gagne-pain est de faire traverser la frontière à des migrants. Le personnage principal du livre est le fils du passeur. Le garçon est plongé dans un ennui de l’âme qui l’a rendu pervers. Il s’amuse en créant des petites tortures quotidiennes pour les migrants qu’ils parquent dans des entrepôts… France ne regrettait pas d’avoir lu le livre même si elle lui reconnaissait son côté perturbant.
Nous avons élargi le débat en parlant d’autres écrivains turcs, dont le Nobel de littérature 2006, Orhan Pamuk. Ses romans sont en général d’une longueur et lenteur proustiennes, explorent la société turque et racontent merveilleusement ses villes, dont Istanbul. Ce sont aussi en général des pavés, d’une profondeur qui exige la pleine attention et concentration du lecteur. France avait eu du mal à terminer certains de ses livres. Yassi en était une fervente admiratrice. « Le musée de l’innocence » l’avait passionnée dans sa capacité à mettre en scène la fracture Orient-Europe de la Turquie au travers d’une histoire d’amour : un jeune garçon est fou amoureux d’une de ses cousines éloignées mais il est tenu d’épouser une femme de son rang, européanisée et d’apparence moderne comme lui. Ses promenades dans la ville racontent la résonance de son coeur. Comme lecture plus facile Yassi nous recommandait « Mon nom est Rouge », thriller historique se déroulant dans la grande école des arts miniaturistes turques d’époque. Carmela nous a apporté un exemplaire de « Mon nom est Rouge » parmi les richesses cachées de la réserve de la bibliothèque, pour notre plus grande joie ! Yassi nous disait aussi qu’un tout nouveau roman d’Orhan Pamuk venait d’être publié dans sa version française en cette rentrée littéraire sous le titre « Cette étrange chose en moi ».
Avant de clore notre réunion Yassi a repris la parole pour nous parler rapidement de deux autres livres qu’elle avait aimés ce mois-ci : « L’air de rien » de Hanif Kureishi et « Ör » de Audur Ava Olafsdottir.
Hanif Kureishi est un grand nom de la littérature anglaise. Écrivain, scénariste, dramaturge, il a reçu les distinctions et prix les plus notables en la matière. « L’air de rien », son dernier roman, vient d’être publié dans sa version française. Texte plus que bref et incisif dans son propos il nous cueille à froid et nous laisse sans voix en fin de récit. Le personnage principal est un simili Harvey Weinstein très âgé et physiquement réduit, totalement dépendant de sa femme. Il découvre que celle-ci le trompe sous ses yeux avec un de ses amis et anciens collègues. Il décide de prendre les choses en main !
« Ör » de son côté est de un ces livres qui vous soufflent de l’air dans les poumons et vous offrent sourire et légèreté. Ce constat s’applique à tous les livres de l’écrivaine et enseignante en histoire de l’art Audur Ava Olafsdottir. Yassi avouait qu’elle n’était pas loin d’avoir lu tous ses livres. Comme toujours l’écrivaine met en scène ici un personnage qui traverse un moment difficile de sa vie et prend une décision radicale pour changer son destin. Il se laisse alors surprendre par la magie des rencontres qui le transforment. Le récit est tissé d’humour et livré dans un écrin de simplicité absolue.
A titre exceptionnel le prochain club de lecture se tiendra le vendredi 23 février 2018 et non pas le dernier vendredi du mois de janvier.
Voici les articles de Kimamori que vous pourrez lire sur les livres évoqués dans ce compte-rendu :
– Ör de Audur Ava Olafsdottir,
– L’air de rien de Hanif Kureishi,
– Le musée de l’innocence d’Orhan Pamuk,
– L’Ordre du jour d’Eric Vuillard,
– Le roi de Kahel de Tierno Monénembo.
Vous pourrez écouter la traduction française de Yassi, lue par elle, du discours Nobel de Kazuo Ishiguro en cliquant ici.
Jean-François Billeter parle de ses livres, de son vécu en Chine et plus généralement de sa philosophie de vie dans cette très belle émission où il est en discussion avec Laure Adler si vous souhaitez l’écouter avant de vous laisser tenter par ses livres.
Parmi les titres évoqués dans ce compte-rendu, les livres suivants sont disponibles à la bibliothèque de Porto-Vecchio :
– Faire l’amour de Jean-Philippe Toussaint,
– Fuir de Jean-Philippe Toussaint,
– La vérité sur Marie de Jean-Philippe Toussaint,
– Nue de Jean-Philippe Toussaint,
– Point Cardinal de Léonor de Recondo,
– Réparer les vivants de Maylis de Kerangal,
– Petit pays de Gaël Faye,
– Plantes et jardins du Moyen-âge de Régine Pernoud,
– La tresse de Laetitia Colombani,
– Le jour d’avant de Sorj Chalandon,
– La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez,
– L’Ordre du jour d’Eric Vuillard,
– Congo d’Eric Vuillard,
– Alexandre Dumas ou le don de l’enthousiasme de Raphaël Lahlou,
– Garibaldi ou les révolutions d’un siècle de Raphaël Lahlou,
– Laurence d’Arabie : l’épopée des sables de Raphaël Lahlou,
– Zabor de Kamel Daoud,
– 2084 : la fin du monde de Boualem Sensal,
– Le grand marin de Catherine Poulain,
– Mon nom est Rouge d’Orhan Pamuk.
Les illustrations présentées, hormis les couvertures de livres, et la première photo prise dans l’île d’Hokkaido au Japon sont les oeuvres de :
– James Tissot,
– Claudia Tremblay.