Le seul vrai but de l’Homme est peut-être de voir. Et je serais tentée de tracer une majuscule pour ce V de voir. « Qui vivra verra », dit-on? Il est bien possible que Qui voit vive!
Tous autant que nous sommes passons des années, des décennies parfois avant de voir subitement une réalité que nous avions longtemps omis d’intégrer, à laquelle nous n’avions su nous confronter. Et subitement nous sommes amenés à considérer les choses autrement. Le nouvel éclairage que nous avons embrassé peut aller jusque porter de nouvelles couleurs à toutes nos conceptions jusque là solidement ancrées!
Une vie entière peut passer bien entendu sans que l’un ne frôle un voir autrement. Mais naturellement les écrivains s’intéressent davantage aux phénomènes qui subitement font basculer leurs personnages vers une vision nouvelle. Le lecteur lui-même peut alors être ébranlé, et appliquer parfois les changements de point de vue à sa propre vie. Mille et mille exemples nous pourrions évoquer d’oeuvres de cet ordre, qui se concentrent sur cet instant où l’homme est dévasté par la révélation inattendue. Je pense à deux livres où l’objet de la révélation est si grave qu’il bouleverse son récepteur et emporte le lecteur dans ce tourbillon lumineux : dans Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro (2005), et puis aussi dans Une fille, qui danse de Julian Barnes (2011).
Ce mois-ci je n’aurais lu que cela. Des personnages qui voient un beau jour cela même qu’ils n’avaient cessé d’avoir sous les yeux sans jamais l’apercevoir… Mes lectures du mois forment donc un joli bouquet, dont chaque fleur, encore une fois, a été cueillie par les petites menottes mignonnes du destin!
Puisque je suis aux États-Unis en ce moment et que je n’ai pas accès à toutes les nouveautés françaises, je n’aurais lu que des livres d’auteurs étrangers, anglo-saxons pour les uns, originaires de pays d’Amérique du Sud pour les autres. La façon de dire varie, les histoires toujours s’innovent mais une idée resurgit partout : le comment et le pourquoi d’une vie qui sera changée à jamais dès lors que le narrateur ou personnage principal est heurté par une nouvelle lecture des événements ou du décor de sa vie.
Mais avant de vous lister ces livres que j’évoque, je vais m’adonner à mon activité favorite, celle de vous conter une histoire lue. Une fois n’est pas coutume, les origines de l’histoire sont asiatiques, probablement de source bouddhiste, et peut-être du zen japonais. Mais je ne me rappelle plus sa source…
Un jeune disciple rejoint un temple zen. Longtemps il a eu le loisir d’admirer les anecdotes louant la grandeur du moine principal de ce temple. Un long parcours lui a été nécessaire pour accéder au statut de disciple dans ce lieu exceptionnel. Il s’y trouve depuis relativement peu de temps. Tous les matins le moine principal est assis sur le petit porche en bois qui donne sur une clairière. Et notre disciple de vaquer à ses affaires chaque matin. Or le regard du maître est fixé sur lui. Il ne confronte pourtant pas ce regard, plusieurs jours durant. Jusqu’au matin où il lève les yeux malgré lui.
– Où vas-tu, lui demande le maître?
– Chercher du bois, maître.
Le lendemain la même chose se produit.
– Où vas-tu, lui demande le maître?
– Chercher de l’eau à la rivière, maître.
Et ainsi de suite. Chaque jour désormais le moine principal lui adresse la parole pour lui poser la même question, et le disciple lui renvoie ses réponses. Après un certain temps il varie il ne peut s’empêcher de basculer dans des émotions diverses, un jour de colère, le lendemain de désespoir, le surlendemain de fatigue désabusée, un jour de sourire, un autre jour de rire, un autre jour encore d’impatience…
Naturellement arrive le jour où en passant il s’arrête devant le maître, qui le regarde. Il reste là plongé dans le regard du moine principal. Puis il sourit,
– Je chemine vers l’éveil, répond-il alors à la question suspendue dans l’air.
Voici donc la liste de mes lectures du mois :
- Harvest de Jim Crace (Angleterre, finaliste Man Booker Prize 2013),
- The Woman Upstairs de Claire Messud (Canada / États-Unis, sélection Giller Prize 2013),
- Le bruit des choses qui tombent de Juan Gabriel Vásquez (Colombie, sélection Médicis étranger 2012),
- All that is de James Salter (États-Unis, 2013),
- The Orchardist d’Amanda Coplin (États-Unis 2012, sélection National Book Award 5/35)
- Lotería de Mario Alberto Zambrano (Mexique, 2013),
- Budapest de Chico Buarque (Brésil, 2005)
Les photos de cette article proviennent dans l’ordre de leur présentation (hormis la première) de ce site, celui-ci et celui-là.