C’est remarquable comme un sujet si simple, une structure si triviale peuvent passionner le lecteur et le transporter comme dans un thriller. La guerre civile espagnole, une anecdote insolite, et un écrivain se faisant passer pour son narrateur : voici les ingrédients de ce mets unique. Un des acteurs majeurs du Franquisme est cet homme de lettres qui s’est réinventé en politicien. Réchappé d’un peloton d’exécution dans les derniers jours de la guerre civile, il aurait été épargné par un soldat ennemi qui, le temps d’un instant, aurait décidé de le laisser partir, sans raison manifeste. Certaines décisions sont incompréhensibles au point qu’on ressent le besoin de les questionner. On ne peut connaître La Vérité, mais Javier Cercas tente de comprendre ici, comprendre cet acte inexplicable et son sens, humaniste peut-être…
L’étoffe des héros, de quoi est-elle faite ? Eh oui, le livre s’attaque aussi d’une certaine manière à cette question relevant de l’absolu. Mais l’extraordinaire de ce livre réside dans la vivacité et le dynamisme de la plume de l’écrivain. Dès les premières pages je me suis laissé happer dans cet univers troublant de la guerre civile parce que la narration est celle de l’ami qui vous parle, qui vous expose son intérêt pour un fait à priori anodin, celui qui n’attire l’attention de personne ! Un premier et un troisième chapitre ébouriffants sont ralentis par un ennuyeux chapitre intermédiaire auquel nos pas s’accrochent tels des chaussons d’escalade contre la paroi. Mais en quoi cela serait-il étonnant que l’on s’empêtre dans un chapitre traitant très précisément d’un système politique qui endort l’esprit ?!
Au-delà de l’intelligence du propos, de la quasi perfection de la structure et de la voix du narrateur, j’ai aimé le roman qui se cache derrière ce texte singulier. Il y a une scène inoubliable dans ces pages qui est vivante pour moi depuis que je l’ai lue. Elle est revêtue d’une émotion si pure, d’un mystère si enrobant, d’une beauté si saisissante que je la porte en moi comme un vécu personnel, comme une chose que l’on aurait vue de ses yeux. Voilà l’art de Javier Cercas.
LES SOLDATS DE SALAMINE
Javier Cercas
Éd. Actes Sud, 2004 (v.o. 2001)
Traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et
Aleksander Grujicic