Ce livre est un pari et probablement nul autre que l’écrivaine Arundhati Roy n’aurait pu le tenir. Elle a effectivement réussi l’exploit de forger une oeuvre en assemblant mille et mille pièces qui forment la mosaïque qu’est l’Inde, pays de multiples ethnies, histoires, conflits, couleurs et saveurs… C’est une grande liste, un brouhaha, une explosion de sentiments, de récits et de personnages. Mais tout se tient. Ce tout se tient la main et c’est une grande fresque qui se construit sous nos yeux. Le lecteur est successivement surpris, enchanté, ballotté, submergé, impacté puis ému, très ému… Au sortir du livre on a le sentiment d’avoir enfin compris un peu l’Inde, pris la température de ce qui s’y passe mais surtout de parvenir à mieux comprendre notre monde actuel et peut-être savoir l’aimer enfin, peut-être même pouvoir imaginer un bel avenir à ce nous, multiple et varié, qui peuple la planète !
Le premier roman d’Arundhati Roy écrit il y a vingt ans, « Le Dieu des Petits Riens », avait remporté un succès international, traduit dans quarante langues, et lauréat du Man Booker Prize. Depuis, malgré les attentes des lecteurs et supplications des éditeurs elle s’était refusé à voguer sur les effluves de son succès passé. Elle a publié nombre d’essais souvent politiques, continué à vivre en Inde tout en se rendant aux conférences et tables rondes où elle était invitée. Cette année elle publie un deuxième roman, retenu dans la première sélection du Man Booker Prize.
C’est bien difficile de raconter ce livre. On pourra dire en résumé qu’il nous raconte l’histoire de plusieurs personnages, chacun anéanti ou rejeté par le système, ce système complexe fait de castes, d’ethnies, de religions et de régions tous soumis à des aberrations et corruptions politiques. Au travers de l’histoire de chaque personnage nous nous familiarisons avec les bonheurs et malheurs d’une région, d’un peuple et de sa multiplicité. Progressivement ces personnages isolés mais vaillants se rencontrent et forment une communauté. Une « Guest House » va s’établir en plein coeur du cimetière et c’est là que ces coeurs brisés vont se réunir pour retrouver joie et espoir, en un mot l’instinct de vie. C’est l’apparition d’un bébé qui va définitivement relier nos anti-héros et donner un sens à leur union ; un bébé dont personne ne sait que faire, dont personne ne connaît l’identité et la provenance !
La petite histoire de nos petits personnages dépeint la plus grande histoire, celle des différentes régions de l’Inde dont le Cachemire. Nous passons autant de temps dans la forêt et les marécages, fondus dans les grands paysages de l’Inde, que dans les rues chaotiques de la ville. La faune et la flore sont omniprésentes dans le livre. Les animaux et les plantes ont autant de place dans ce monde que les humains. Et puis place est faite aux langues. Toutes ces langues qui se parlent, se côtoient, se traduisent, se méprennent ou se comprennent dans un même pays…
Je disais au début de cet article que le livre est une grande liste. J’ai toujours eu du mal avec les listes comme style littéraire. C’est la première fois que je me surprends à déguster lentement et avidement un ensemble listé. Ici chaque occurrence est un monde de saveur et de sens ; on ne peut pas en perdre une miette. Et plus d’une fois je me suis demandé comment l’écrivaine parvenait à me garder à ses côtés dans les pages ardues où elle procède à l’accumulation, la juxtaposition d’informations, de mots, d’anecdotes, de causes et de mouvements. La réponse est venue d’elle-même : l’essentiel vibre et palpite dans chacun des mots listés, des idées évoquées, des images esquissées. Alors que dans notre monde actuel le trop plein d’information, de messages et de notifications nous disperse et nous distrait, ici le trop plein nous recentre toujours autour de la même chose : la substance de l’homme. Le juste et le moins juste appellent à retrouver le sens profond, ce petit parfum invisible qui est là pour nous guider dans la vie et nous encourager à poursuivre, à persévérer…
LE MINISTERE DU BONHEUR SUPREME
(The Ministry of Utmost Happiness)
Arundhati Roy, 2017
Traduit de l’anglais (Inde) par Irène Margit
Ed. Gallimard
Première sélection Man Booker Prize 2017
Les illustrations présentés sont les oeuvres de :
– Madhya Pradesh
– Paula Scher,
– Prabha Shah.
Vous pourrez écouter Arundhati Roy parler de son livre
(en français) en cliquant ici : émission Boomerang,
(en anglais) en cliquant ici : émission Bookworm de kcrw.