Fortuna, réalisateur Germinal Roaux

La vie au quotidien, ou le sens de la spiritualité...

Les films qui ne sont pas des adaptations de romans sont de plus en plus rares. Une oeuvre cinématographique de qualité qui s'attaque à un sujet d'actualité, cela ne court pas les rues non plus. Voilà ce qu'a réussi à créer Germinal Roaux, réalisateur et scénariste de Fortuna. Ce film est sublime. Poétique, esthétique, spirituel, il est à chaque instant juste, dans le ton, dans le propos, dans la réflexion qu'il nous offre de mener. Comme tout film digne du grand écran il faut le voir au cinéma. Mais j'avoue que pour ma part, une fois sortie de la salle de cinéma j'avais envie de le revoir, de le regarder lentement, de repasser en revue le texte de ce récit, si simple, si grand. Tout comme avec un livre que j'aime revisiter de temps à autre, je vais inviter le DVD de Fortuna dans ma bibliothèque.

Nous sommes dans les montagnes suisses ici, à la frontière de l'Italie, haut perchés, enfouis sous la neige. Dans cette nature perdue dans les hauteurs et la blancheur il y a un monastère. Cinq prêtres résident là en retrait du monde et de ses bruits. L'histoire se déroule à l'époque actuelle, et ce lieu de silences a décidé d'accueillir les hommes, femmes, enfants qui ne savent où se réfugier. Éthiopiens, albanais, blancs, noirs, robustes ou malingres, ils sont là un temps, avant que les services sociaux leur trouvent une demeure, avant qu'ils trouvent une issue à leur voyage incongru.

Au milieu de tout ce petit monde il y a une jeune fille, une enfant vraiment. Elle a quatorze ans, elle est éthiopienne, elle est seule et elle est tourmentée. On ne connaîtra que plus tard la cause de son tourment. Et pendant une bonne partie du film son secret est bien gardé. Son seul confident est Clochette, l'âne Clochette. Elle donne à manger aux animaux, elle marche dans la neige, elle s'isole. Et la nuit elle fait des cauchemars, se revoyant entourée de toute cette eau infinie de l'océan qui l'a eu menacée sur le bateau. Que va-t-elle décider, que va-t-elle faire, que va-t-elle devenir ? Nous l'accompagnons à chaque instant, mais bien entendu nous ne sommes que spectateurs.

Et puis il y a les prêtres. Ils continuent de mener leur vie dans ce cloître qui n'en est plus un. Ils sont exposés au monde, à ses aberrations, à ses problématiques. Et c'est difficile. Ils en parlent, ils cherchent les réponses dans les Évangiles, ils sont en quête de solutions cachées, et ne pourront y accéder qu'en interrogeant leur cœur, et l'Esprit, le Vent :

Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va.
Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit.

     

     

Dans ce film tourné en noir et blanc les images sont tout simplement magnifiques. Les prises de vues sont surprenantes, à vous couper le souffle, à vous donner le vertige aussi, souvent. Et les dialogues sont limpides. Comment peut-on traiter un sujet complexe auquel il n'existe aucune réponse toute faite et pourtant éclairer son lecteur ? Car oui, j'ai visionné ce film comme j'aurais lu un livre, avec la même attention, la même profondeur, le même respect et le même ébahissement. Lorsqu'une situation est compliquée, il faut pouvoir le reconnaître, le formuler, mais sans s'en laver les mains, sans accoler des pensées et jugement hâtifs, construits de toute pièce. Ce film, ses acteurs, son réalisateur, et tous ceux qui ont participé et aidé à sa réalisation y sont parvenus. Chose plus remarquable encore, ils parviennent à rendre une réalité paisible et sensée de la religion, de la religiosité et de la spiritualité, sans frontières. C'est simple sans être niais, c'est riche de bon sens et d'intelligence sans jamais pousser le bouchon trop loin. Comme je le disais au début de cet article, c'est un ton juste qui a été trouvé et qui est maintenu de la première à la dernière minute du film. Aucune concession n'est faite à la bêtise ou à la démagogie. Nous ne sommes pas dans la sphère politique ici, mais tout simplement dans l'humain. L'histoire elle-même, la problématique à laquelle la jeune Fortuna est confrontée est si universelle et intemporelle que l'on déborde de l'actualité ; le film embrasse la vie.

Je me suis un peu documentée pour comprendre comment le film avait pu atteindre cette dimension, car il faut reconnaître qu'il véhicule une idée à la plus grande simplicité qui frôle pourtant la plus profonde des vérités ! Le réalisateur explique certaines choses dans les entretiens que j'ai écoutés. Par exemple que son épouse travaille avec les migrants. Elle connaît donc le sujet et a pu livrer un état des choses correct à son mari. Autre exemple, ce lieu si unique qui est le décor de Fortuna est réellement un monastère, et des prêtres y séjournent de fait toute l'année, en retrait du monde. Ils ont refusé au départ d'ouvrir leur porte au tournage de ce film. On sait bien tout ce que comprend un tournage comme bruit, dérangements, gênes multiples et variés. Puis ils ont lu le scénario. Et finalement ils ont accepté de permettre à ce film de se faire, et en franchissant d'autres pas encore : ils ont aidé l'équipe du tournage en allant jusque prêter leurs habits de moine aux acteurs qui jouaient leurs rôles. La jeune fille, de son côté qui incarne Fortuna, Kidist Siyum Beza, remarquable dans son rôle, est réellement éthiopienne, elle habite à Addis Abeba, a dix-neuf ans, elle ne parlait pas un mot de français lorsqu'elle est arrivée en Suisse pour le tournage. Et puis elle a la foi, dans sa vraie vie, ses prières que nous lui voyons faire dans le film ne sont pas feintes. Et puis, bien-sûr, je ne pourrais terminer cet article sans parler de la prestation des autres acteurs, et saluer celle du grand, ici très grand Bruno Ganz. Chaque mot qui sort de sa bouche nous transperce, ce sont ses mots à lui qui traversent son coeur et son esprit avant de sortir de sa bouche.

En début de cet article je vous parlais du texte du film. J'ai adoré les mots de Fortuna, de la jeune fille, des prêtres, des uns et des autres. J'ai adoré cette voix off qui nous transmet les pensées de la jeune fille. Car le film est bilingue : on nous parle en français et en amharique. La jeune fille parle à Clochette en amharique. Et nous comprenons ce qu'elle dit. J'ai savouré cette langue, son intonation, sa musique, son atmosphère. J'ai écouté cette jeune fille, tout comme à un moment elle écoute une autre réfugiée lui parler dans une langue qu'elle ne comprend pas : elle ne comprend pas les mots mais comprend parfaitement bien ce que lui dit cette femme qui veut la consoler, et elle sourit. Bruno Ganz expliquait dans un entretien comment il communiquait avec l'actrice Kidist Siyum Beza qui interprète Fortuna. Il ne communiquait pas avec des mots, puisqu'ils ne partageaient pas une langue commune. Il était attentif, il la regardait. Et c'est peut-être pour cela que la photographie est si importante dans ce film. La photographie parle. La caméra va très près ou regarde de très loin. On sent le souffle de l'actrice, on voit la grande image de la blancheur environnante, de l'obscurité tombée sur eux... Que vous dire d'autre, alors que je ne peux tarir d'éloges pour ce film pourtant si modeste. J'aurais voulu citer certains extraits, vous laisser entendre quelques notes de sa musique, mais je préfère vous inviter à aller le voir.

N'hésitez pas à vous rendre aussi sur la page de Radio Télévision Suisse où vous pourrez écouter les entretiens dont je vous parle et visionner quelques séquences magnifiques du film.

FORTUNA
Réalisateur : Germinal Raoux
Scénario : Germinal Raoux
Compositeur : Jürg Lempen
Directeur de la photographie : Colin lévêque
Casting : Kidist Siyum Beza, Bruno Ganz, Patrick d'Assumçao, Assefa Zerihun Gudeta, Yoann Blanc
Date de sortie France : septembre 2018 (sortie initiale février 2018)
Langues : français, amharique

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.