Nous vivons dans l'ère des neurosciences, où l'on sait davantage de choses sur le fonctionnement étrange de la mémoire. La mémoire n'est pas fidèle. La mémoire nous protège en masquant ce qui nous heurte, en nous offrant l'oubli. La mémoire sait ce qu'elle fait, mais savons-nous bien comment elle fait son tri en nous laissant certains souvenirs intacts, d'autres modifiés, et d'autres livrés aux mains de l'oubli ? De tous temps ce thème a inspiré et intrigué l'homme, dans l'antiquité avec les divinités rattachées à la mémoire et l'oubli, et depuis toujours sous la plume des poètes et écrivains.
C'est un thème qui m'accompagne depuis longtemps aussi. Dois-je oublier ? Qu'ai-je oublié ? Serait-il bon que je recouvre la mémoire de certains vécus que j'ai rangés subrepticement dans les oubliettes de mon cerveau ? Tant d'interrogations qui ne peuvent trouver de réponses logiques. Alors à chaque fois que je tombe sur un livre qui s'intéresse à la question j'écoute attentivement ce que l'auteur a à me dire. Je médite. À vous de me dire si vous en avez lu d'autres, si vous avez reçu un message différent dans ces textes...
L'OUBLI
Philippe Forest
Gallimard, 2017
Philippe Forest construit son oeuvre autour du thème de la perte. Ses romans racontent des histoires différentes, emploient des dispositifs littéraires différents, mais toujours nous portent vers un vide, une absence, un manque. L'oubli est par excellence un vide, mais est-ce une perte ? Le narrateur dans ce livre se lève un matin en réalisant qu'il a oublié un mot. En cherchant à retrouver le mot qui lui échappe il se rend compte qu'il est en train de perdre son lexique, chaque jour un peu plus. Il s'installe dans une maison isolée, face à la mer et se met à photographier le vide du paysage. Son aventure le mènera au final vers une conclusion. Chez Philippe Forest, dans ce livre, oublier serait peut-être le seul moyen de garder un souvenir absolument intact. Mais cela on ne peut le comprendre que si l'on chemine à ses côtés, tout près de ce narrateur semi-fictif.
LE GÉANT ENFOUI
(The Buried Giant)
Kazuo Ishiguro
Traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch
Éditions des 2 Terres, 2015
Kazuo Ishiguro, Prix Nobel 2017, intègre toujours le temps dans ses romans. Le temps qui passe crée certains souvenirs et en emporte d'autres. Le drame humain, sa tragédie, est peut-être là, d'ailleurs et l'écrivain sait bien en parler. Dans ce livre il va plus loin : l'intrigue est basée sur la question de la mémoire. Situé à l'époque post-arthurienne le récit raconte l'histoire d'un couple qui se réveille un matin et réalise qu'ils avaient un fils. De fil en aiguille ils se rendent compte qu'ils ne peuvent se souvenir, ni eux, ni aucun autre habitant du village : l'oubli les gagne quoi qu'ils fassent. Ils décident alors de quitter leur village pour aller à la recherche de leur fils, et en quête de leur mémoire. Il s'avère qu'un dragon endormi dans une caverne est la clé du mystère, son souffle empêche les humains de se souvenir. Or si les anglo-saxons retrouvaient la mémoire ils seraient capable de reprendre leurs guerres d'autrefois... Que va faire, que doit faire ce vieux couple, où les conduira leur quête, quelle est donc l'essence de ce voyage qu'ils ont entrepris ? Les réponses viendront en fin de récit, et bien des rebondissements et rencontres jalonnent leur chemin.
L'Ange de l'Histoire
(The Angel of History)
Rabih Alameddine
Traduit en français par Nicolas Richard
éd. Le Escales 2018 (v.o. 2016)
Ce roman est aussi par excellence un champ de bataille entre la mémoire et l'oubli. Le narrateur est un poète gay yéménite, élevé en Egypte puis au Liban, ayant séjourné à Stockholm et résidant à San Francisco depuis plusieurs décennies. Il désire oublier tous ses tourments, tous ses amis, amours et amants aimés autrefois et désormais absents. Au tout début du livre, notre homme, se rend dans un asile psychiatrique pour essayer de se faire interner. Durant le temps où il attendra le verdict, pour savoir si les services médicaux de l'institution jugeront bon ou non de le garder, ses anges gardien se concertent pour trouver le moyen de lui faire retrouver le goût de vivre. L'Ange de La Mort prône l'oubli, Satan au contraire se prononce pour la mémoire, car quel poète n'a pas désiré oublier ses malheurs, mais une fois dans l'oubli il ne peut plus écrire, il ne peut plus souffrir ! Les 14 saints auxiliaires se mêlent du débat, redonnant vie aux souvenirs anciens de cet homme au parcours sinueux et multiple. Le récit peut paraître fantastique. Il est horrifiant par moments, terriblement drôle aussi à chaque instant. Se souvenir, dans ce récit, est vu comme une acceptation de ses imperfections, et de son imperfection merveilleuse et absolue d'être humain. Bien entendu, le livre dénonce aussi tous les travers de l'être humain, nous force à ouvrir les yeux et accepter de voir tout ce qui est inacceptable.
Alors voilà, le thème de la mémoire et de l'oubli peut être abordé de bien des manières. Chacun des livres ci-dessus y appose sa propre lecture de l'être humain et de l'humanité. Et je me dis que finalement sans mémoire, sans défaillance de mémoire, l'homme ne serait peut-être pas. L'attribut de l'homme est de se positionner par son vécu, par son passé. Et les vécus de l'homme, les souvenirs marquants de son passé semblent être toujours définis par l'amour. Comment sait-on que l'on Est, et qui l'on est, si ce n'est en relation à l'autre... C'est en tout cas ce que semblent suggérer ces deux romans ci-dessous, et aussi un film de Michel Gondry que j'ai vu il y a quelque temps déjà :
CAR LES TEMPS CHANGENT
Dominique Douay
éd. Mouton Électrique-Hélios, 2014
Voici un livre de science-fiction écrit pour une fois par un écrivain français. L'histoire est surprenant et très bien pensée : nous sommes dans un monde où chaque année les êtres humains oublient. Ils se couchent une nuit en sachant que le lendemain ils vont se réveiller dans la peau d'un autre, au destin différent. Un homme peut se réveiller femme, un clochard peut se réveiller milliardaire, un artiste peut se réveiller politicien ! Tout est possible et tout est permis. Seulement voilà, lorsqu'on tombe amoureux, on sait aussi que le temps de vie maximum de cet amour est d'une année... Le personnage principal décide d'inverser son destin. Il veut rester lui-même, parce qu'il est tombé amoureux. Qu'adviendra-t-il de lui, qui se met par là même en danger d'être marginalisé du "système" ?
TOUT CE DONT JE NE ME SOUVIENS PAS
Jonas Hassen Khemiri
Traduit du suédois par Marianne Ségol-Samoy
Ed. Actes Sud, 2017 (v.o. 2015)
Jonas Hassen Khemiri est un écrivain bien connu, et reconnu, et très lu dans son pays mais nous le connaissons bien peu en France. Je l'ai découvert avec ce roman, émouvant et très bien construit. Le narrateur interroge tous ceux qui ont connu un jeune homme, semble-t-il disparu. La femme qu'il aimait, son voisin, son meilleur ami, sa mère, son amie d'enfance sont tout autant de voix que nous entendons se juxtaposer. Chacun parle du héro et raconte son histoire, mais ce n'est pas tout à fait la même histoire qui nous est racontée. De fil en aiguille nous parvenons à nous faire une image globale du disparu. Et à la toute fin du roman on comprend, pour être bouleversé. Ce garçon avait un attribut que tous restituent à l'identique : il ne parvenait pas à se rappeler les choses, et cela l'effrayait. Ce n'est que dans certain cas rare qu'il se remémore...
LE SOLEIL PLEIN LA TÊTE
(Eternal Sunshine of the Spotless Mind)
Réalistaeur : Michel Gondry, 2004
Casting : Jim Carrey, Kate Winslet, Elijah Wood
Là encore on pourrait dire qu'il s'agit de science fiction et pourtant le film est plutôt tourné comme une comédie. L'histoire contée est grave pourtant. Un homme et une femme se sont aimés. Ils ont traversé des conflits. Et un jour la femme en question décide d'effacer cet amour de sa mémoire. Il existe une méthode pour cela, et elle s'en sert. Quand son amant s'en rend compte, il décide d'en faire de même. Et pendant que l'on travaille scientifiquement à effacer sa mémoire, nous spectateurs, revivons à ses côtés tout le détail de l'histoire d'amour en question. Et si finalement il ne voulait pas oublier ? Et si finalement par le seul fait de ne pas oublier il faisait en sorte que la femme aimée n'oublie pas non plus ?
D'ailleurs, Kazuo Ishiguro dans son roman Le géant enfoui envisageait aussi que sans mémoire l'amour se perd. Dans leur cas il s'agit de l'amour d'un fils, oublié jusque son existence. Plus loin dans le récit on devine qu'ils avaient oublié parce que se remémorer les faisait souffrir. Et la question finale rejoint donc l'introduction du sujet : vaut-il mieux l'ignorance à la connaissance. Et je terminerai cet article là-dessus, en vous renvoyant un roman qui vient d'être publié en cette rentrée littéraire 2018 : L'Hôtel Waldheim de François Vallejo. Cette fois il s'agit de se souvenir, ou non, d'événements remontant au temps de la guerre froide, des évasions d'intellectuels et scientifiques des pays de l'est et leur poursuite par les services secrets, en l'occurrence la Stasi. J'ai eu le sentiment que François Vallejo nous disait que nous tous, êtres humains, oublions quand cela nous arrange !
Le sujet reste ouvert et nous continuerons encore longtemps à l'explorer, par nos réflexions et nos lectures. La sagesse est probablement dans l'inclusion de deux phénomènes contraires. Gardons conscience, ouvrons les yeux et acceptons de nous remémorer autant que possible mais oublions lorsque cela est nécessaire pour maintenir notre capacité à chérir et aimer l'autre. Et là il me semble que nous en sommes rendus à un autre thème : celui du pardon et de la réconciliation. J'ai entendu Scholastique Mukasonga en parler dans le cadre de l'histoire du Rwanda. Je lis actuellement un roman qui se déroule dans le pays basque espagnol de l'après ETA et qui est centré sur la même thématique. Je ne manquerai pas de vous en parler dans un futur article, autour de cet autre thème !
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La sculpture présentée en haut de la page est une oeuvre de Martan Pan.