Le mur est tombé, vive le mur !
On connaît bien peu Jenny Erpenbeck en France, et pourtant plusieurs de ses oeuvres sont traduites en français. Elle est par ailleurs metteur en scène de théâtre et d'opéra. Ses romans sonts traduits dans une bonne vingtaine de langues et de plus en plus célébrés par les prix littéraires européens. Je ne l'avais pas encore lue. Je la découvre avec ce "Go, went, gone" (titre original Gehen, ging, gegangen ) qui a attiré mon attention suite à sa nomination pour le prix Man Booker International 2018. Il avait remporté par ailleurs le Prix Strega Europe 2017. Vivement qu'il soit disponible dans sa traduction française... Ce roman vaut la peine d'être lu, et j'irais plus loin en disant que c'est un roman nécessaire. Go, went, gone est un texte littéraire dans son style, philosophique dans les questions qu'il pose, historique et juridique dans les éclairages qu'il apporte. L'écrivaine y déploie ses talents de conteur avec mille petites histoires qui jalonnent le récit. Bien que très documenté le récit est surtout terriblement émouvant.
Richard, professeur de lettres classiques, vient de prendre sa retraite. Il s'organise, commence à prendre ses marques et s'occupe tant bien que mal. Son épouse est décédée, il n'a pas d'enfants, il vit seul. Nous sommes à Berlin en 2013/2014. Très tôt dans l'histoire on apprend que Richard était un habitant de Berlin-Est, dans ce quartier où il est né et où il a grandi, étudié, travaillé, avant que le mur tombe en 1989. Ses amis sont des hommes et des femmes instruits et érudits, comme lui ils sont curieux de toutes choses. Un jour il est sur la place Oranienplatz, il y a un incident, mais il ne le remarque même pas : il l'apprendra le soir dans les actualités et s'étonnera de n'avoir rien vu. Il y retourne alors le lendemain. 450 demandeurs d'asile ont installé des tentes sur cette place Oranienplatz et séjournent là depuis un an et demi. Bientôt ils vont devoir lever leur camp, suite à un accord qu'ils viennent de signer avec l'Etat. Cette histoire, ces gens, intriguent Richard. Il va se lancer dans une enquête personnelle, pour bâtir sa propre thèse sur le sujet, puisqu'il en a le temps. Et de fil en aiguille il se trouve à accompagner certains de ces hommes, connaître leur histoire, apprendre l'histoire récente de différents pays, comme le Ghana ou le Niger, et celle de leurs habitants qui ont fini par atterrir en Libye avant d'être éjectés sur des bateaux, puis naufragés puis survivants...
Richard retourne encore et toujours dans les centres d'accueils où sont temporairement logés certains groupes de demandeur d'asile. Il leur pose des questions. Ces questions sont si frappantes par leur simplicité, qu'elles permettent à l'interlocuteur de dire un peu sa vie, en parlant de choses triviales. Et tout ce temps Richard s'interroge, il rapproche ces histoires de ces textes classiques qu'il connaît par coeur, datant des temps anciens et il essaie de comprendre, comprendre le monde. Ce qu'il voit aujourd'hui, ce qui a été écrit autrefois. Progressivement il commence à saisir tout ce qu'il avait appris et compris dans ses études et son métier académique sous un nouveau jour, autrement mieux peut-être. Une confiance s'établit entre Richard et ces hommes venus d'ailleurs. Mais quel avenir attend ces hommes ? Où vont-ils aller ? Je vais, tu vas, il va ; Partir, je pars, je suis parti... Apprendre une nouvelle langue voudra-t-elle dire vivre une nouvelle vie? Mais Jenny Erpenbeck nous pose une autre question :
« Où peut aller un homme qui ne sait pas où aller ? »
Ce livre est très beau. Il se déroule lentement et patiemment. On apprend des tas de choses sur les réglementations européennes et autre. On médite tous ces sujets aussi qui interloquent Richard. Mais j'ai trouvé que la force du propos vient du point de vue. Nous sommes à Berlin, où un mur est tombé il n'y a pas si longtemps. Cela avait un sens de dissoudre une frontière, de réunir des hommes et des femmes. Mais ce principe subitement ne s'applique pas à un nouveau contexte ; un ex-habitant de Berlin-Est comme Richard doit comprendre que concernant ces hommes la peau noire, il n'y a aucune volonté de réunir, comme pour lui autrefois. Un mur doit s'ériger, ces hommes et femmes doivent être expulsés, on doit être totalement indifférent à leur histoire, de ce qui a fait d'eux des errants, et ne pas s'intéresser non plus à tous ces principes qui à la base de la naissance de l'humanité. La manière dont l'écrivaine construit son sujet et nous offre mille fruits pour une réflexion immédiate ou ultérieure est si honnête, si juste que l'on accepte de recevoir ce qu'elle souhaite nous transmettre.
Si l'on voulait adopter le langage courant, les termes actuels pour dire les choses seraient : un retraité s'ennuie, des migrants se tournent les pousses, ils se rencontrent. Seuls ils n'avaient rien à faire. Ensemble ils apprennent à vivre et retrouver peut-être un goût pour la vie ! Dit comme cela ce n'est pas très beau. Raconté par Jenny Erpenbeck c'est intelligent et c'est poignant.
Le mieux serait peut-être de partager avec vous un extrait de ce livre, que j'ai traduit pour vous, en attendant qu'une traduction intégrale de l'oeuvre soit rendue disponible par les éditeurs français :
On vendait des chameaux en Libye
Quel âge avais-tu ?
Dans les dix ans. C'est l'âge où l'on commence à partir avec les hommes.
Une caravane voyage combien de temps ?
Quelques mois. Parfois un an.
En traversant le désert ?
Oui.
Comment est-ce que vous trouvez votre chemin ?
On connaît le chemin.
Mais comment ?
Le jeune Touareg hausse les épaules. On le connaît.
Richard aimerait comprendre. Il est encore debout à côté de cette barque retournée avec ce jeune homme qui a parcouru plus de trois mille kilomètres pour venir l'aider avec ses travaux de jardinage.
Les étoiles vous aident à vous repérer ?
Oui.
Et dans la journée, il n'y a pas d'étoiles ?
Les hommes savent ce qui s'est vécu tout le long du chemin.
Quand ?
Toujours.
Tout ce qui s'est toujours passé ?
Oui.
Ils disent ce qui s'est passé ?
Oui.
Pendant qu'ils marchent ?
On ne marche pas, on chevauche.
C'est juste.
Ils racontent les histoires le soir.
Ils trouvent leur chemin avec ces histoires ?
Oui.
Ils trouvent leur chemin en se rappelant ?
Oui.
Richard devient silencieux. Bien entendu il a toujours su que l'Odyssée et l'Iliade étaient des histoires qui s'étaient transmises oralement bien avant qu'Homère – ou quel que fût l'auteur – les ait écrites. Mais jamais auparavant la connexion entre l'espace, le temps et les mots ne l'avait frappé aussi clairement qu'à cet instant.
Les illustrations dans l'article montrent la place Oranienplatz et l'ancien mur de Berlin.
La photographie en noir et blanc est l'oeuvre de Dominique Issermann.