La marche de l’Histoire

Les PrépondérantsVoici un bien joli livre qui aurait mérité d’être le Goncourt de l’année, si à ses côtés dans la dernière sélection il n’y avait eu Boussole de Mathias Enard. Mais que cela ne nous empêche pas de le lire, car c’est une lecture délicieuse, intelligente, et en harmonie avec nos temps parce que quelque part désolante… Ce pourrait être un conte tant la narration est fluide et vivante, intime et présente à la fois, mais il s’agit en réalité de la Grande Histoire qui coule aujourd’hui sous la plume de Hédi Kaddour. Cette Grande Chose qui tel un fleuve emporte tout sur son passage et dessine l’avenir sous les marques posées par le passé.

Nous sommes en 1922, au Maghreb, plus précisément à Nahbès, ville qui n’existe pas sur la carte mais qui décrit une carte de cette époque-là. Un tournage Hollywoodien s’organise dans cette ville, et le lecteur pénètre le paysage local main dans la main avec ces américains. Dans la discrétion et dans le détail l’écrivain nous fait connaître les élites locales, les colons, le peuple, le monde agricole, le monde du commerce, le monde des femmes, des pères, des fils…

Il y a toujours une trame à suivre pour le lecteur : une première partie où nous sommes à Nahbès, avec ses gens et ses moeurs, une deuxième partie où nous suivons quatre de nos personnages principaux dans un voyage en cette Europe de l’entre deux guerres mondiales, puis une troisième et dernière partie où nous sommes de retour à Nahbès, seulement un an après et pourtant une page de l’Histoire se tourne là. Rien ne nous est dit de l’avenir, mais cet avenir nous le connaissons. Hédi Kaddour nous permet de lire cet avenir avec une compréhension autre, et surtout avec une mélancolie d’une autre marche de l’Histoire qui eût pu s’écrire, pour nous mener vers un autre avenir qui eût pu être meilleur. Personne n’a voulu l’avenir moins parfait qui s’est forgé, mais tous ont participé à sa mise en route. N’y lirez-vous pas, comme moi, un petit parfum d’actualité ?!

Hédi Kaddour

J’ai aimé ce livre pour sa plume qui galope à toute vitesse, mais lentement pourtant parce que le récit est étoffé de toutes petites choses, de grands moments qui sont brodés dans le détail le plus trivial. Et j’ai aimé ce récit parce qu’il peint merveilleusement la psychologie locale. Cette psychologie du monde arabe, ou relevant d’une culture à base d’Islam que l’occident ne connaît pas. J’ai adoré l’anecdote de cet homme dévot qui cherche une épouse. Il a une belle situation, il a la foi, il est un homme plutôt bon et respecté. Et dans sa candeur il demande à l’entremetteuse de lui dénicher une femme qui a les vertus requises, mais avec un petit plus : qu’elle soit souriante. Il trouve sa perle rare, l’épouse. Mais il commence à être dévoré par les affres de la jalousie, car, pourquoi sourit-elle ainsi à tout moment, les yeux dans le vide et sans raison manifeste ? Et les femmes au Hammam de s’engager dans l’enquête, la mère de l’époux en tête. Les femmes finiront par percer le mystère de cette « souriante », mystère que je ne dévoilerai pas bien entendu… mais oh quelle tragédie. Non pas une tragédie grecque mais une autre, bien plus complexe, la tragédie arabo-musulamano-orientale !

Quatre cent soixante pages pour déplier une histoire qui nous accompagne tranquillement, telle l’eau de la rivière de la vie qui suit son cours…

LES PRÉPONDÉRANTS
Hédi Kaddour
éd. Gallimard, 2015
Grand Peix du Roman de l’Académie Française 2015

*Photographie d’Eric Dessons

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