« La prairie est ce qu'elle est grâce au feu. Sans des feux réguliers, une prairie serait peu à peu envahie. Les arbres empiéteraient sur les herbes hautes - le peuplier d'Amérique en particulier, une essence dont les graines légères comme des peluches peuvent voyager sur des kilomètres, poussées par le vent du Kansas. »
Le roman s'ouvre sur les années de jeunesse de Jack et d'Elizabeth qui, l'un et l'autre, ont volontairement laissé derrière eux leurs racines pour se réinventer à Chicago. Puis le lecteur suivra les deux fils de l'histoire de leur couple, simultanément, avec les chapitres intercalés se déroulant vingt ans après leur rencontre ; ils sont alors mariés et parents. Nombre de flashbacks apparaissent à point nommé, tout au long du récit, pour éclairer le lecteur et à son côté les personnages, sur l'aventure de leur vie.
La famille de l’écrivain a été cruellement frappée lors de l’incendie dans le tunnel du Mont-Blanc, en 1999. Fabio Viscogliosi y consacre Mont Blanc un récit, tombeau de ses parents morts ce jour-là dans ce lieu de passage. Mais il garde ce ton d’apparence égale, un ton en dessous dirions-nous, qui s’illustre dans cette proposition : « J’avance sans intention ».
Ainsi lit-on aussi Les cambrioleurs dans la mesure où les bras cassés qui s’unissent pour commettre le méfait se complètent dans une certaine maladresse ou incapacité à prévoir.
Le narrateur est orphelin. Roger Dufresne, vieux copain de son père lui suggère un stage chez un certain Copeau, publicitaire travaillant donc « dans le domaine des images ». Ça tombe bien, le narrateur dessine et a quelques compétences à faire valoir. Il se trouve engagé et sous les ordres d’un dénommé Gerardo, lequel déjeune avec une certaine Jocelyne Dumur. C’est la vie de bureau, avec ses habitudes et ses ronds de serviette, pas trop différente de celle que partageaient les employés au temps de Maupassant. Heureusement, ces duettistes ne sont pas ses seules connaissances dans la maison. Un certain Paupe, commercial comme on n’en trouve plus, le met au courant. Il faut se méfier du « vicaire ». Ainsi surnomme-t-il Gerardo qu’il cerne en un mot : « un vicelard ». Sans doute pour Copeau, l’exécuteur des basses œuvres. Assez musclé pour ce faire.
Chez lui, au dernier étage « d’un immeuble noir de crasse » au cœur d’une ville de Lyon qui n’existe sans doute plus, le narrateur vit une autre routine. Werner et Mancini, ses co-locataires, passent leur temps à boire des bières en mangeant des chips, affalés dans un vieux canapé. Mancini multiplie les missions d’intérim, Werner ricane en se moquant des prolétaires. Il a adopté le « Ne travaillez jamais » de Guy Debord, aidé chaque mois par la pension paternelle. Le quatrième de la bande, Kowalka, se joint aux trois garçons et sera de la partie. Laquelle se déroulera peu après que le héros aura reçu un billet de vingt pour tout paiement d’une période d’essai pourtant satisfaisante. L’intrigue se déroule dans les années quatre-vingt, la somme est des plus minimes.
Le narrateur prend les choses comme elles viennent. Il n’est pas plus affecté que cela. Il lira ses polars de Chandler et s’affalera devant Brigadoon de Minelli avec ses copains : « Je pique du nez au moment où Cyd Charisse décolle entre les mains de Gene Kelly – autour d’eux, les couleurs explosent dans un décor de campagne surréelle. »
Werner n’est pas dans le surréel quand il propose de se venger de Copeau. Il argumente jusqu’à convaincre le trio, « pire qu’un sable mouvant » dit de lui le narrateur.
Le plan est très vite élaboré. Il faut une voiture. La R16 du père de Mancini fera l’affaire même si le fils n’a pas envie de mêler sa famille à cette histoire. Pour les outils c’est plus simple et on fait dans le rudimentaire : pied de biche et jeu de tournevis. Les amateurs de films de casse en seront pour leurs frais. En général, les professionnels agissent de manière méticuleuse et rien ne manque à leur panoplie.
Le butin n’est pas énorme : quelques milliers de francs, deux stylos-plume Parker, une montre rangée dans un écran Tag-Heuer (rien ne dit que la montre carrée est de cette marque), une statuette d’ours polaire. Enfin, d’apparence banale, un dossier en cartonnette contenant une sorte de livre. On apprendra que ce livre fait de toiles rassemblées par un ruban se nomme un Leporello ou livre accordéon, du nom du valet de Don Giovanni. Ici commence une intrigue mettant en scène dans l’ordre d’apparition, Laperdrix, professeur d’Histoire de l’Art de Lyon recommandé par Suzanne, son étudiante. Elle sera bientôt compagne du narrateur. Magistrice, marchand installé à Genève, Phildius & Stoepfler, un couple de collectionneurs et la signature (vraie ? fausse ?) de Marcel Duchamp. Or on connait l’artiste, son goût pour la mystification, les échecs et le silence.
Quelques mois plus tard, on retrouve le narrateur et Suzanne voyageant en Italie pour contempler les Giotto et autres premiers maitres qu’ils admirent. C’est l’été, il est sans doute temps de passer à autre chose. L’âge adulte par exemple.
« On bricole, par petits bouts, des bribes que l’on assemble, plus ou moins. » dit Godard, l’une des références de Fabio Viscogliosi. Les cambrioleurs est loin d’être un roman bricolé. Et s’il l’est, c’est avec un soin rare. Le soin que l’on apporte aux petites mécaniques et autres fabrications (horlogerie, mécanique ou dessin) pour lesquelles tout est dans le détail.
LES CAMBRIOLEURS
Fabio Viscogliosi
éd. Gallimard 2024Actes Sud, 2025
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.