La ligne, de Aharon Appelfeld

Sur une ligne

Erwin, le narrateur de La ligne est un voyageur. Chaque printemps, il accomplit le même tour, constitué de vingt-deux étapes. « Animal ferroviaire », il est le plus souvent dans des trains, habite brièvement dans des hôtels synonymes pour lui de « bile noire et de désespoir », trouve parfois refuge chez des amis ou connaissances. Il aime la musique, il a des goûts alimentaires d’enfant, il préfère le sommeil diurne au nocturne : « La pensée que le monde est sous tension et s’occupe de ses affaires, tandis que je dors dans un grand lit, enveloppé de trois couvertures moelleuses – cette pensée a un parfum de vengeance ».

Erwin vend des objets qu’il récupère ici et là, est soutenu financièrement par un certain Max, mais ce commerce n’est qu’un prétexte pour voyager et préparer sa vengeance : il veut abattre Nachtigall, le commandant SS qui a assassiné ses parents dans un camp de travail. Aux dernières pages du roman, il retrouve cet homme qu’il traquait.

Est-il important de dire s’il le tue ou pas ? Aucun intérêt. Nous ne lisons pas un roman policier ou quelque thriller aux péripéties dignes des séries télévisées. Au contraire. Tout semble fait de la matière du rêve, et quelquefois du cauchemar. Le narrateur se rappelle le temps de ses voyages en un espace dont les toponymes sont germaniques. Pourtant, il le dit à un moment, on n’est pas en Allemagne. Il évoque l’Autriche sans que l’on reconnaisse les paysages montagneux. C’est donc un pays imaginé, loin de tout réalisme.
La ligne a été écrit en 1991. Valérie Zenatti, qui a traduit l’essentiel de l’œuvre, choisit les textes sans souci de leur chronologie. Plutôt une question d’affinités avec un livre ou un autre. La ligne porte les thématiques et motifs qui reviendront dans Le garçon qui voulait dormir ou Des jours d’une stupéfiante clarté. Ce qui est déjà posé dans ce roman est le rejet du réalisme, du documentaire, la place accordée au rêve dans la perspective de Kafka, l’un des modèles d’Appelfeld. L’autre modèle est, dans l’écriture, la sobriété de la Bible dans laquelle il a appris l’hébreu. Jamais d’emphase, aucun point d’exclamation, pas la moindre hyperbole : les faits enveloppés de silence. « Seuls les êtres qui se taisent m’inspirent confiance », dit Erwin.

L’auteur « vaporise » (l’usage de ce verbe vient de Modiano) des éléments autobiographiques. Le narrateur se prénomme Erwin, comme s’appelait Aharon encore enfant en Bucovine. Tous deux ont beaucoup de mémoire. Trop sans doute : le narrateur en parle comme de son « grand malheur », d’un « courant mauvais qui coule même dans mon sommeil »

Les parents du narrateur meurent dans un camp ; tel fut le sort de sa mère, relaté dans Histoire d’une vie, sans doute l’autobiographie par lequel tout commence. L’existence d’Erwin est faite de fuites, de caches chez les paysans, de rencontres de tous ordres. On en retrouve l’écho dans la maison de Max, avec les chambres à double issue. Ainsi vivait Erwin Appelfeld qui le raconte sous le mode fictif dans La chambre de Mariana, l’un de ses plus grands romans.

Au début de La ligne, comme le héros du garçon qui voulait dormir, il végète à Naples, parmi tous les réfugiés qui veulent quitter l’Europe à la Libération. Il se livre à du brigandage pour survivre, aime les trafiquants « capables d’insuffler la vie aux os desséchés ». On trouvera d’autres souvenirs d’Appelfeld dans ce roman. Ne pas les connaitre n’est en rien un obstacle à la lecture. Cela donne juste envie de tout lire.

Erwin est donc sur la trace de Nachtigall à Weinberg. Il quittera ce village pour se rendre à Steinberg. Les noms sont proches comme si ces lieux étaient jumeaux. Une figure du double parmi d’autres. Entretemps, il sera passé par Hofbaden et Zalstein, etc. Quand il sort de la gare, il passe par la cafétéria, puis emprunte une carriole qui le mène chez un hôte. A quelle époque sommes-nous ? La guerre est finie, ses traces demeurent. L’antisémitisme est toujours vivace. Il fait écho à celui qui régnait dans les années trente, quand les parents d’Erwin vivaient encore à cette lisière de l’actuelle Ukraine où les peuples se mêlent, et parmi eux les Ruthènes.

Le père d’Erwin est un militant communiste convaincu. Il a rompu avec le judaïsme, attaque avec violence les patrons juifs des entreprises locales, incendie leurs usines et les forêts. Sa mère a longtemps suivi la même ligne. Elle a rompu avec le Parti stalinien en même temps qu’avec le père dont elle est divorcée. Elle emmène son fils dans les forêts qui ont pour elle une dimension spirituelle, elle lui transmet son amour de la langue allemande, elle veut qu’il soit éduqué : quand il est chez son père, il ne va pas à l’école. Si elle a renoncé au communisme, le père lui est resté fidèle, ayant sombré dans une forme de fanatisme, et bien sûr il a été trahi, abandonné. Le père défendait la cause des Ruthènes ; ceux-ci se sont retournés contre lui. Des compagnons du père, comme Rollman et Starck ont survécu, mais ce dernier a compris après coup ce qu’avait été cette idéologie. Trop tard pour recommencer une autre vie.

Des femmes traduisent à leur façon l’état du continent à l’issue de la guerre. D’abord Berta, le grand amour perdu d’Erwin, « fleur muette dans un océan de détritus ». Elle rêve de retourner dans son village natal, en Ukraine, avant de retrouver sa lucidité : « Je dois extirper la nostalgie de mon cœur, et savoir que je n’ai plus de lieu fixe dans le monde ». Sentiment partagé par Madame Hann, une juive convertie : « J’aurais dû quitter cette maudite terre. Une terre qui déporte de vieux parents dans les crématoires est une terre criminelle, il faut la rayer du monde, comme Sodome et Gomorrhe. »
Seuls les anciens soldats nazis gardent leurs convictions. Un échange dans le train avec un passager amputé en témoigne. Il justifie les crimes accomplis en Ukraine et dans tout l’est de l’Europe : « Il fallait une pensée carrée, une pensée déterminée, une pensée résolue, et beaucoup de précision ». Le narrateur ne parvient pas à lui répondre : « j’ai senti que toutes les paroles et menaces que j’avais proférées n’étaient pas nettes mais alambiquées, imbibées de mots superflus et d’angoisse ». Les langues totalitaires ne connaissent pas la nuance, le détour.

La ligne est le chemin que le narrateur prend d’un point à un autre, c’est son chemin entre passé et présent, de la stupeur à la détermination. La dernière expression du roman est « trop tard ». Au lecteur d’en juger.

LA LIGNE
Aharon Appelfeld

Traduit de l'hébreu par Valérie Zenatti

éd. Gallimard 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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