Au ras du sol, de Dror Mishani

Vu de l’arrière-cour

Dror Mishani est un auteur de romans policiers désormais connu en France. L’auteur d’Un simple enquêteur, de Un, deux, trois et des Doutes d’Abraham a même été (mal) adapté au cinéma pour Une disparition inquiétante, son premier roman. Le héros de ses romans, un policier on ne peut plus ordinaire, mène ses enquêtes on ne peut plus banales (en apparence) dans la banlieue de Tel Aviv la plus quelconque qui soit. S’il fallait trouver une filiation à Dror Mishani, le doute ne serait pas permis : Simenon. Du grand romancier belge il aime la prose sobre, voire austère, les intrigues qui mettent en relief un climat pesant, sans relief distinct. On se laisse happer.
Le journal qui parait en français a été pour grande partie publié par l’éditeur allemand de Mishani. L’édition en hébreu n’existe pas. On comprendra bientôt pourquoi.

Tout commence à Toulouse. L’écrivain est invité à un festival du polar et il participe à des tables rondes, signe des exemplaires de ses romans. Un appel de Marta, son épouse, arrive soudain. Nous sommes le 7 octobre 2023. Un séisme vient de se produire : les massacres du Hamas. Mishani rentre à Tel Aviv.

Outre qu’il exerce son métier d’écrivain, Mishani donne des cours à l’université. Cette année-là, il la consacre au journal, à travers un atelier d’écriture. Ses étudiants rencontrés par zoom sont les témoins de ce qui arrive. Il leur propose des lectures, notamment celle de l’Iliade, pour essayer de comprendre l’événement.
Le diariste qu’il est pour l’occasion n’a jamais tenu de journal à proprement parler, sinon comme beaucoup d’adolescents. Ce que Mishani propose dans ces pages rassemblent des faits au quotidien, relate ce qu’il voit et entend de cette « grande guerre », décrit ce que sa famille en perçoit. C’est enfin une réflexion sur l’écriture, sur ce qu’elle peut et ne peut pas faire dans un moment aussi tragique. Dans les premiers jours, en effet, tout le monde craint que les terroristes ne se soient infiltrés jusqu’au cœur du pays. Avant d’arriver dans son pays, l’auteur conseille à sa femme de s’abriter si nécessaire dans le parking souterrain de leur immeuble. L’autre peur est celle d’une attaque du Hezbollah et de l’Iran, dotés de missiles en grand nombre. Et puis les images qui circulent sur les réseaux sociaux sont terrifiantes. On en connait le détail, inutile de développer.

Le cours des événements s’infléchit ; la guerre entre dans le quotidien ou pour emprunter le bon verbe, elle l’empoisonne. Dans la famille, Sarah, la fille de treize ans a vu des vidéos et elle s’enflamme, s’insurge contre la modération de son père. Benjamin, le fils de quinze ans continue de regarder les matchs de football anglais et de cuisiner, avec une désinvolture qui contraste. Marta, l’épouse de l’écrivain tente de continuer son travail au Mémorial de Yad Vashem. La mère de Dror Mishani, qui habite la banlieue dans laquelle il situe ses romans, voit dans les informations en continu et les vidéos « une sorte d’initiation, un rite de passage à l’identité israélienne ». La violence de la réplique contre Gaza ne la choque pas. De toute façon, les chaines d’information n’en montrent rien du tout. Le romancier a un autre regard, que le titre indique : il préfère « observer les petits détails, rester au ras du sol et voir de près les visages », même si, le soir où il le fait, ces détails « ne lui apportent aucun réconfort ». L’angoisse qui a pris tout le pays tourne à la paranoïa et l’on se méfie des « silhouettes suspectes ». Dans ce coin du Moyen Orient, toutes les silhouettes se ressemblent et sont donc suspectes.

Le pire n’est pas là, ou pas seulement là. Il est chez les « chasseurs ». Tout le monde traque quiconque n’a pas dénoncé le massacre, a parlé du « contexte » de cette guerre qui dure depuis très longtemps ou continue d’exprimer des idées « gauchistes ». Dror Mishani a le tort d’écrire une tribune pour ramener à la raison, juste après le massacre, afin de retarder le moment vengeur qui suivra avec les effets que l’on sait. Plus tard, une nouvelle à la Kafka lui vaudra quelques remarques acerbes.

A la télévision, les présentateurs semblent déçus quand il ne se passe pas grand-chose. Le conflit est devenu leur adrénaline. Une euphorie les gagne quand sort une « photo de victoire » : celle d’hommes dévêtus qui se rendent à l’armée israélienne. La vraie photo de victoire sera plus tardive, et elle n’empêchera pas que le malheur se poursuive, c’est celle de Sinouar, depuis remplacé par son frère, plus fanatique et cruel encore.

Un rare moment de communion se produit fin novembre, quand les tout premiers otages sont libérés. Cette partie du journal intitulée « Trêve temporaire » semble une courte respiration, avant l’apnée à venir. Les réflexions de l’écrivain sont lucides et pessimistes. Le pays s’enfonce dans un nationalisme qui l’empêche de voir ce qui se passe de l’autre côté. « Les » Palestiniens sont devenus une entité hostile. Le comportement de certains, qui ont accompagné les terroristes du Hamas dans les exactions et pillage permet toutes les généralisations. Mishani évoque ce fait. Il a le malheur de donner le contexte. Pas très honorable dans tous les cas.

Il essaie de lutter par tous les moyens contre ce mal qui gangrène le pays. Il se rend dans le sud dévasté du pays pour aider aux ramassages des récoltes. Il se fait bénévole pour tout ce qu’il peut mais, sollicité par un comité d’écrivains, il se sent incapable d’écrire l’éloge funèbre d’une victime du 7 octobre. La thérapie brièvement interrompue est aussi un recours. Aujourd’hui, tout le pays est malade et les thérapeutes sont trop peu nombreux pour soigner. Les cours l’aident, à travers le lien avec les étudiants.

Surtout, il lit, faute de pouvoir écrire. Ezechiel et ses textes prophétiques lui parlent, et le font souffrir. Les pages de l’Iliade semblent une consolation possible, un « bouclier », une « belle image de mort » effaçant celles de corps calcinés. Zweig et son Monde d’hier, mémoires à l’apparence si contemporaine est une autre ressource. Lire ne suffit pas pour un écrivain qui a toujours cru dans les pouvoirs de la fiction. Or toute fiction semble impossible dans ce moment, et Mishani est aiguillé par une phrase de Joseph Roth, journaliste et romancier, témoin de la montée du nazisme : « Il ne s’agit plus d’inventer des histoires. Le plus important, c’est d’observer. » Il fait de même : « j’observe Israël par l’arrière-cour ».

Le journal fourmille de notations sur des situations, personnes ou propos. Ainsi le « c’est la vie » lancé par le premier ministre dans une circonstance sinistre révèle tout le cynisme de cet homme. Les atermoiements d’une fillette qui hésite entre divers parfums pour une glace, tandis que les autres clients attendent ressemblent à un vain caprice. Est-ce si sûr ? Et que dire de ce « survivant » de la rave-party qui n’a jamais été sur les lieux ? Mythomanie ? « Cas extrême d’identification » ?
V13, le livre qu’Emmanuel Carrère a consacré au procès des attentats du Bataclan lui ouvre une voie. Il racontera ce qui s’est passé au commissariat de Sderot, ville frontalière de Gaza. Quelques policiers ont résisté aux attaques, avec le peu de moyens dont ils disposaient. Le romancier les interrogera mais il essaiera aussi, comme l’écrivain français le faisait avec les terroristes, de comprendre qui étaient ces assaillants.

La tragédie se poursuit et Mishani pourrait poursuivre l’écriture de ce journal avec les récents développements que la région connait à travers certaines élucubrations dangereuses. Il n’y aura jamais de photo de victoire. Les textes bibliques qu’il lit sont parfois terrifiants : dans le chapitre Juges, le sort de Samson est décrit : « Et d’un vigoureux effort, il fit tomber la maison sur les princes et sur toute la foule qui était là ; de sorte qu’il fit périr plus de monde à sa mort qu’il n’en avait tué de son vivant. ». On lira le commentaire de l’écrivain.

AU RAS DU SOL
Dror Mishani
Traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz
éd. Gallimard 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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