Contrechamp d’Edith Bruck

Maquiller l'Histoire

Romancière, poète, cinéaste, documentariste, Edith Bruck est, à plus de quatre-vingt-dix ans une femme qui prend la parole, affirme des positions avec une franchise et une clarté dans le propos qui réjouissent. Juive, attachée à Israël, elle n’a pas que des amis dans le pays, notamment depuis qu’en 1982 elle a signifié son désaccord avec la guerre menée au Liban. Rien ne s’est arrangé depuis. Nous la connaissons en France par Le pain perdu, témoignage intense sur son parcours. Née dans une famille juive en Hongrie, ayant vécu la pauvreté et l’antisémitisme, elle est déportée à l’âge de treize ans à Auschwitz. Grâce à quelques « miracles », cinq pour être précis, elle survit. Par la suite, elle émigre en Israël, se marie, divorce, revient en Europe, s’installe à Rome où elle épouse Nello Risi, poète et cinéaste. Elle raconte leur vie commune et en particulier les dernières années de Nello, atteint d’Alzheimer dans Je te laisse dormir, un récit sans pathos, marqué par l’amour de la narratrice. Edith Bruck, en toutes circonstances, croit au pardon, du moins exerce le sien, et elle l’exprime à chaque fois qu’on l’interroge sur la vengeance à l’égard des nazis. Elle a croisé certains de ses bourreaux et n’a rien demandé contre eux.

Contrechamp est un roman. Il met en scène Linda, une ancienne déportée d’origine hongroise. Le « je » employé montre la proximité entre l’autrice et son héroïne. Nous lisons là une légère transposition d’une expérience vécue par Edith Bruck en 1960 et la fiction réside dans la fusion des épisodes du pantalon et du tournage du film. Elle avait alors été appelée par Gilles Pontecorvo comme consultante historique sur le film Kapo tourné en Yougoslavie. Ce film, on le sait, suscitera des polémiques pour un plan. Citons Le Monde lors de la réédition du film en DVD (3/8/2006) : « Kapo, réalisé par Gillo Pontecorvo en 1960, en est l'illustration par excellence en France, où deux textes plus célèbres que lui - De l'abjection de Jacques Rivette (Les Cahiers du cinéma, no 120, 1961) et Le Travelling de Kapo de Serge Daney (Trafic, no 4, 1992) - l'ont voué à une durable indignité, au nom d'un plan dans lequel le réalisateur recadrait en travelling le cadavre d'une déportée par pur souci d'esthétisme ». En la matière, on le verra, il importe d’être très précis et délicat.

L’intrigue débute par un épisode typique du quotidien dans un pays sous la coupe d’un régime totalitaire. Certes, la Yougoslavie « socialiste » se veut différente du bloc soviétique, les pratiques n’en sont pas moins identiques et le mensonge, la peur et le silence pèsent lourdement. Linda se rend chez un commerçant pour échanger un pantalon acheté la veille et dont la taille ne convient pas. Il s’ensuit une scène violente. La jeune femme est frappée par le vendeur hors de lui pour des raisons incompréhensibles. Cela s’éclairera mais le mal est fait.
Linda se remet tant bien que mal, portant un plâtre qui jouera son rôle, suivie voire harcelée par le chef local de la police, un avocat et des journalistes au comportement pénible. Ils semblent vouloir l’aider. Rien n’est moins sûr. Elle perd un temps fou à se débarrasser de ces parasites dont certains apparaissent et disparaissent comme des spectres ricanant. Si ce n’était pas sinistre, on en rirait comme de certaines poursuites dans les romans de Kafka.
Linda est d’abord venue pour aider les actrices et acteurs à jouer dans un film qui se déroule dans le camp d’Auschwitz. Rien ne se passe aisément. Le metteur en scène avec qui elle aurait eu une liaison se comporte en macho jaloux et brutal. Il a peu de considération pour elle, use du sarcasme, se montre méprisant. La comédienne états-unienne ne comprend pas grand-chose au contexte. Elle interroge Linda sur le moindre détail sans vraiment comprendre, sentant d’abord dans son personnage un « rôle oscarisable ». L’actrice française semble considérer la consultante de haut : « Contrairement à l’actrice américaine qui m’interrogeait même sur l’inconscient collectif des prisonnières, la Française m’évitait comme si elle voulait m’épargner l’obligation de me souvenir ».
La Shoah, ou plutôt la déportation est encore dans les mémoires, elle est dans certains récits, ceux de Primo Levi notamment. On ne l’a vue à l’écran que dans Nuit et brouillard, le documentaire d’Alain Resnais, objet de scandale pour un plan montrant un gendarme français surveillant les internés juifs de Pithiviers, film longtemps censuré. Une fiction sur ce thème est donc une première. Elle sera un « modèle » si l’on ose ce terme, pour des séries télévisées comme Holocauste ou des films comme La Rafle. Autrement dit une obscénité ou peu s’en faut.
Cette obscénité est présente à tous les niveaux lors du tournage du film, dans Contrechamp. A commencer par les décors. On a reconstitué les baraquements dans cette région de Yougoslavie aux confins de la Hongrie. Une enseigne lumineuse clignote, le « i » de « Arbeit macht frei » manque. Le détail est doublement grotesque.

De « faux rails » sont battus par un « faux vent et une fausse pluie ». L’actrice américaine porte une perruque masquant ses cheveux sous une apparente calvitie et des figurantes se sont rasé le crâne pour recevoir un peu plus d’argent. Le metteur en scène lance des mots en allemand, sans se soucier de leur écho pour Linda. Ou plutôt, par perversité, en le sachant parfaitement. Et ce tyran au petit pied veut absolument faire du médecin qui soigne Linda après l’agression subie, le médecin du camp dans le film.

Les comédiennes comme les figurantes tiendront difficilement le choc. La narratrice aura plus de chance, pouvant quitter les lieux du tournage deux jours avant l’échéance prévue. Il lui faudra voyager en avion avec un groupe d’étudiants qui, voyant l’étoile de David qu’elle porte au cou se distingueront bien peu du marchand de pantalons.

Contrechamp est un roman qui secoue. Bref, sec dans son écriture, il rend bien compte de la difficulté, voire de l’impossibilité de figurer un événement comme la déportation et le génocide. Rares sont les cinéastes qui sont parvenus à montrer le camp, en dehors de Jonathan Glaser dans La zone d’intérêt. Il a montré sans montrer. Dans une tentative voisine, on peut citer Le fils de Saül, de Lazlo Nemes, qui adoptait de façon stricte le point de vue du personnage, sans rien montrer du camp. Claude Lanzmann l’avait senti et montré dans Shoah : la voix et le regard des témoins restent les plus sûres façons de raconter ce qui n’a pas de sens.

En même temps que le roman, des poèmes d’Edith Bruck paraissent chez Rivages qui publie cette partie de son œuvre. Ils tracent des portraits d’êtres aimés, rapportent en scènes courtes des traitements brutaux envers des personnes âgées qui attendent la fin dans des maisons de retraite. Tels des faits divers n’appelant pas de commentaire, juste de la rage ou de la colère ils relatent aussi des comportements masculins ayant longtemps connu l’impunité. Elle-même, toute intellectuelle et artiste connue et reconnue a subi la prédation.

Tous ces poèmes sont autant de dissonances, pour reprendre le titre qu’elle a choisi. Edith Bruck écrit des vers brefs, sans recherche d’images, sans artifice. Des poèmes qui disent combien le monde d’aujourd’hui continue de susciter son attention.

CONTRECHAMP
Edith Bruck
Traduit de l'italien par René de Ceccatty

éd. Seuil 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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