Le chemin barré, de George-Arthur Goldschmidt

Deux récits en miroir

On attendait ces livres. Moins en tant qu’ils sont porteurs de quelque révélation, mais parce qu’ils sont signés par l’un des grands écrivains de ce temps, autobiographe fortement marqué par Jean-Jacques Rousseau, ce dont attestent par exemple La traversée des fleuves et Le recours. Georges- Arthur Goldschmidt est aussi un passeur : critique littéraire, essayiste, il est le biographe de Peter Handke. Non un biographe à l’américaine, avec multitude de détails intimes sur le romancier autrichien, plutôt biographe de l’œuvre pour une collection des éditions du Seuil sur les contemporains hélas disparue. Il est surtout connu comme le traducteur du prix Nobel. Il a donné en français une bonne vingtaine de romans, récits ou journaux parmi lesquels La femme gauchère, L’heure de la sensation vraie, Le poids du monde ou Histoire du crayon. Goldschmidt a également traduit Le Procès et Le château, de l’un de ses maitres, Kafka.

Sa discrétion est à la mesure de son importance. Plus que tout il a longtemps été « serviteur » pour reprendre un mot de Maurice Nadeau, autre grand, plutôt discret. Goldschmidt a écrit dans La Quinzaine littéraire dès la fin des années soixante, quand la critique littéraire était une activité féconde, pouvant susciter passions et vocations.
Le présent, ce sont L’après-exil et Le chemin barré, sous-titré Roman du frère. Les deux récits sont de taille voisine. L’un est centré sur Georges- Arthur, présenté sous la forme d’un « il » et d’un « je » en alternance, l’autre sur son frère Erich dans la peau duquel le narrateur se glisse, à la troisième personne du singulier. Ce frère ainé désormais décédé, enterré avec les honneurs militaires est sans doute le personnage le plus singulier. Nous reviendrons sur son histoire qui, longtemps, a été semblable à celle de Georges- Arthur.

Tous deux naissent à Hambourg. L’ainé en 1924, le cadet en 1928. Ils appartiennent à la bourgeoisie protestante de la ville, habitent une banlieue cossue, vont à l’école avec tous leurs condisciples et voisins. Jusqu’en 1938. Les lois de Nuremberg conçues par les nazis fouillent le passé récent des Goldschmidt. Ils furent juifs et sont donc bannis. Les deux garçons peuvent heureusement partir vers Florence avant qu’il ne soit trop tard et que les frontières ne deviennent infranchissables. Mais le répit est de courte durée : les lois raciales sont importées dans l’Italie fasciste. Les deux garçons n’ont que le temps de fuir vers la Savoie. Ils y passeront quelques mois tranquilles avant que l’Occupation, d’abord italienne et bonace, puis allemande et féroce ne fassent d’eux des proies. Le récit de ces épreuves n’est pas nouveau. Il figure dans bien des récits de l’auteur, dont cette Traversée des fleuves qui est sans doute son livre le plus impressionnant. On retrouve les émotions et sentiments de l’adolescent, à commencer par la peur. Enfant caché, il doit se taire, éviter de parler sa langue natale, parfois fuir dans la montagne, en quelque abri offert par des compagnons du moment. Un passage du livre résume son sauvetage : « Ç’avait donc été des Français qui l’avaient pris en charge, l’avaient caché, s’étaient efforcés de lui trouver un refuge : une directrice de pensionnat nymphomane, un gendarme et un prêtre catholique. Deux familles de paysans l’avaient accueilli au péril de leur vie. Pour tous ces gens, cacher des personnes en danger, des enfants persécutés, fut la chose la plus naturelle du monde ; on ne se posait pas de questions, on résistait, tout simplement ; et c’est dans l’esprit de cette résistance qu’il a grandi ». C’est l’éthique qui ne l’a jamais quitté.
Arthur est aussi un garçon tourmenté trouvant son plaisir dans les coups, dans les châtiments corporels qu’il subit dans l’internat. Un lien évident avec Rousseau son modèle en littérature comme dans la vie. L’écrivain ne cache rien de ses goûts, de ses pratiques et il ne s’épargne jamais. Qu’il se compare à son frère ou qu’il ne parle que de lui, il se décrit comme un pleurnichard qui parle trop, au mauvais moment, un être soumis au bon vouloir des autres et qui en est satisfait. Hormis Rousseau et Michel Leiris rares sont les écrivains qui se dénigrent ainsi, qui se montrent dans leur faiblesse, leurs travers, voire leur indécence. Et l’on n’y sent nulle forfanterie, aucune facilité et encore moins cet égocentrisme que trop de confessions très à la mode nous infligent.
Ne nous arrêtons cependant pas à cet autoportrait en adolescent fragile. L’un des enjeux de L’après-exil est de s’interroger sur le passage d’une langue l’autre, de ce que l’auteur appelle son « dédoublement linguistique » : « L’exil coupe la vie en deux moitiés inconciliables : l’avant et l’après ; constat très banal, pourrait-on rétorquer, mais qui fonde min et dédouble à la fois, comme un double fond, l’être de l’exilé ». Et d’ajouter : « Le bilinguisme est d’une certaine manière un phénomène heureux, tandis que le dédoublement linguistique coïncide avec l’interdiction d’exister : on parle une langue interdite, une langue que l’on ne pouvait que « salir », comme on disait alors, rien qu’en la mettant dans sa bouche. Ce fut ainsi que la langue maternelle devint une langue secrète que l’on garda pour soi, sans pouvoir la montrer en pays étranger, aussi longtemps que durèrent la guerre et les massacres hitlériens ». L’écrivain emploie des images physiques, concrètes, pour décrire l’état dans lequel il se trouvait en Allemagne nazie : « une suffocation s’étendait alors sur l’Allemagne » ; « On avait désormais toujours dans la poitrine un malaise, une planche épaisse que personne ne voyait mais qui vous étouffait de l’intérieur ». Le passage à Florence est synonyme de repos ; celui de Modane de véritable soulagement car, écrit l’auteur « la dictature use et consume les corps ». Cette phrase résonne plus que jamais. L’après exil est aussi riche que bref. Des classiques français qu’il admire, Goldschmidt a gardé la densité et l’intensité. Il aime Racine, La Bruyère, il a aimé apprendre le latin. Ce récit auquel se mêle la réflexion en atteste.
Le chemin barré relate une vie sinon ratée, du moins peu heureuse d’un homme qui n’a jamais supporté de n’être plus un allemand parmi d’autres, comme les autres. Erich Goldschmidt, ainé d’Arthur de quatre ans était aussi éloigné du judaïsme que leur père, juriste et pasteur. Pour lui, les Juifs étaient ces personnages de la Bible dont on apprenait l’existence au catéchisme. Les lois raciales ont transformé son existence, le vouant à l’exil. C’était un homme d’ordre. Il aimait les uniformes : « De protection de soi, il n’y en avait pas de meilleure. Il s’y serait confortablement installé. En uniforme, on était n’importe qui, quelqu’un à qui on ne posait pas de question. À quelqu’un qui porte un uniforme, on ne demande pas ses origines ». Assez tôt il s’engage dans la Résistance, regrette de ne pas combattre sur le plateau des Glières, se sent proche des gaullistes : « Lui qui aimait tant l’ordre, la régularité, qui dans l’enfance avait toujours très soigneusement rangé ses jouets que le petit frère dérangeait toujours et abîmait, lui qui avait été très bon élève, était fasciné par l’insubordination de ce général, par l’indépendance qu’il incarnait. Ce très important officier avec sa belle casquette à feuilles de chêne personnifiait ce pays libre et sévère tout à la fois. De Gaulle correspondait à la tradition française de révolte contre l’autoritarisme ; on était citoyen, mais aussi, en même temps, un homme libre de ses décisions morales et politiques. La rébellion contre une lâche soumission correspondait à l’autre versant de ses contradictions intérieures. Pour Hitler, Erich était juif alors qu’il ne voulait pas l’être. Pour de Gaulle, il l'était et voulait l’être, et pourtant il ne l’était pas, il était protestant de naissance ». Quand les maquis se fondent dans l’armée, il combat en Alsace, et découvre l’horreur, au Struthof : « Ce qu’il avait découvert là n’avait rien à voir avec les champs de bataille où il avait combattu, ne fût-ce que l’étrange et moite odeur, ou le sol piétiné et durci entre les baraques, c’était sans précédent et appartenait à la fin du monde. Tous les soldats alliés qui passèrent là sentirent qu’ils y avaient vécu quelque chose qui influerait sur leur vie entière, et pourtant on commençait seulement à se douter de ce qui avait dû se passer dans les autres camps de concentration nazis ; d’Auschwitz, on ne savait pas grand-chose, on ignorait encore que désormais Auschwitz et Allemagne seraient indissolublement liés ».

Erich ne trouve jamais la voie pour résoudre les contradictions tenant à ses multiples identités. Elles l’habitent, il voudrait tout effacer, attend de devenir citoyen français, s’impatiente et s’engage dans la Légion étrangère. Les nazis avaient barré son chemin. « Il venait de signer de sa main son engagement dans la Légion étrangère, à l’instant même où, pour une fois, plus rien ne semblait lui barrer le chemin. Il était devenu lui-même l’obstacle sur sa propre route. Il était l’unique instrument de son propre malheur - comme chez Kafka ». D’autres chemins lui seront barrés. Certes, il deviendra commandant dans l’armée qui combat en Indochine puis en Algérie. Il sera reconnu par ses pairs, mais il n’ira pas plus haut dans la hiérarchie. Le dernier paragraphe du récit est d’une tristesse infinie.

LE CHEMIN BARRÉ
(Der versperrte Weg)
George-Arthur Goldschmidt
Traduit de l'allemand par l'auteur

éd. Verdier 2025

L'APRÈS-EXIL
(Vom Nachexil)
George-Arthur Goldschmidt
Traduit de l'allemand par Jean-Yves Masson

éd. Verdier 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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