Toutes les vies de Théo, de Nathalie Azoulai

Cinq décisions font une vie

Le roman a ceci de précieux, quand il n’est pas « engagé », de donner voix à chacun, de ne pas juger les personnages, de ne pas donner un sens unique à toute chose. C’est au lecteur de le faire. On me dira que le roman engagé fait partie de la préhistoire. A voir toutes les fictions « basées sur » et en particulier « tirées d’une histoire réelle », on peut en douter. D’où le plaisir et une forme d’impatience que l’on éprouve à lire Toutes les vies de Théo, nouveau roman de Nathalie Azoulai qui publiait l’an passé Python, autour de la figure du codeur en informatique.

De Nathalie Azoulai, on connait surtout Titus n’aimait pas Bérénice, Prix Médicis en 2015. Ce premier roman publié chez P.O.L. donnait un tour nouveau à une œuvre parue chez d’autres éditeurs. En 2005 Les Manifestations, au Seuil, racontait vingt-cinq ans d’amitié entre trois personnages issus de milieux différents, et confrontés au racisme, à l’antisémitisme, à la montée de l’extrême-droite. Toutes les vies de Théo se déroule sur une trentaine d’années, met en scène un couple, et tous ceux qui les entourent, dont on suit les trajectoires. Un événement pivot marque ces années : le 7 octobre 2023. La narratrice en dit peu sur ce jour tragique, mais assez pour que le couple formé par Théo et Léa déjà fissuré, se brise. Sachant cependant que le massacre commis au Proche-Orient et ses suites n’est pas, bien sûr, le seul motif de la rupture.

Théo, dont le prénom figure en titre du roman est un spécialiste d’Arts contemporains, professeur et chercheur. Quand il rencontre Léa, dans un club de tir, il est rempli d’une certitude, « dans une vie, on ne prenait que quatre ou cinq décisions cruciales ». Elles concernent le travail, la santé et l’amour, sachant que d’autres décisions concernant les choix politiques ou l’éducation des enfants en découlent. En matière sentimentale, les décisions peuvent être plus nombreuses. Ce n’est pas divulgâcher que de révéler cela : Théo aimera d’abord Léa, puis Maya. Dans l’épilogue du roman, Théo est en Bretagne sur la plage, et il fait la connaissance de Virginie. C’est un moment qui rappelle les films de Sautet, César et Rosalie, en particulier. La situation s’apaise, une forme de sagesse arrive, sans doute lié à l’ultime décision du héros.
Les circonstances de la rencontre entre Théo et Léa ne sont pas tout à fait de l’ordre du hasard. Ils s’entrainent dans le même stand de tir. Ils visent la cible. Théo fait remarquer à Léa que cette cible représente un être humain. Certes on simule, mais cette dimension du jeu a quelque chose de dramatique. Une violence feinte précède les vrais coups de feu, les bombes qui tomberont des années plus tard à travers le Moyen-Orient.
Les trajectoires familiales des deux protagonistes s’unissent d’abord. Théo est né d’une mère allemande à jamais marquée par le crime commis par les nazis. Elle est professeur d’Histoire et ne manque jamais, à la télévision, la commémoration au Bundestag du jour de la Shoah. Elle s’indigne quand Angela Merkel, toujours présente et attentive, s’endort une ou deux fois. Théo suit le parcours maternel en rédigeant sa thèse sur Anselm Kieffer et les peintres allemands marqué par le tragique événement. Cet intérêt pour la violence et ses répercussions dans l’art contemporain ne sera pas sans effet dans sa relation avec Maya, née à Beyrouth dans une famille chrétienne, mais se sentant profondément arabe, notamment au moment où Israël bombarde Gaza.
Léa est issue d’une famille juive ashkénaze marquée par la Shoah. Sa grand-mère a survécu aux camps et elle se sent attachée à cette histoire, comme l’ensemble des siens. Sa sœur Rose l’est dans une moindre mesure. Et de même que Léa épouse Théo, a une fille avec lui, Rose se marie avec Benjamin, d’origine bretonne comme Théo dont elle aura trois enfants. Les deux sœurs entretiennent des rapports profonds, et la proximité peut aussi mener à la rupture. Avant qu’elles se réconcilient. Pour qui a lu Une fille parfaite, roman de l’amitié entre une « matheuse » géniale et sa meilleure amie « littéraire », les rapprochements ne sont pas inexacts. Dans les deux cas on suit deux femmes qui ne peuvent vraiment exister l’une sans l’autre, mais pas forcément l’une avec l’autre. La sororité comme l’amitié sont des aventures dans lesquelles l’admiration ou la fascination, la jalousie ou la frustration jouent des rôles moteurs. Léa et Rose le vivent entre elles, et avec leur conjoint.
Qui dit durée dit espace. Si pour l’essentiel la vie de Théo se déroule à Paris, ses vies annoncées par le titre l’entrainent à Berlin, à Beyrouth, en Bretagne, sans parler de tous les voyages professionnels qu’il accomplit, dont on sent bien qu’ils l’éloignent de Léa. C’est une femme intense, hyper-sensible ou plutôt, et cela se comprend, marquée par ce 7 octobre et ses suites brutales. Un tel événement bouleverse l’équilibre familial puisque Noémie, fille de Théo et Léa fait elle aussi un choix qui peut surprendre. La rencontre avec Maya, jeune femme fascinée par ce brillant spécialiste connue de tout le milieu n’arrive pas par hasard. Elle entraine son amant très loin de Léa, de sa vie indécise, de ses petites habitudes et de ses silences.

Dans un (bon) roman, certaines références disent tout. A commencer par la complexité des choix. En pleine crise sentimentale, Théo et Léa partent pour quelques jours à Capri. Ils éprouvent le besoin de se retrouver et d’abord de quitter l’atmosphère délétère qui pèse sur la France. Capri est le lieu de tournage du Mépris, de Godard mais Rossellini a aussi filmé Georges Sanders, héros de Voyage en Italie, sur cette île, pour un épisode du film.
Le Mépris ou Voyage en Italie ? Ce sont deux versions du couple en crise. Devons-nous forcément choisir ?
Et que dire de l’interprétation assez forcée que Maya donne de Salammbô ? Ses illustrations pour l’œuvre sont-elles fidèles à l’esprit de Flaubert ? La vision politique qu’elle donne du roman est-elle compréhensible ? Au lecteur là encore d’en juger. Le public semble donner raison à la jeune artiste fiévreuse : elle connait un immense succès.

Toutes les vies de Théo peut se lire autrement, à la lumière de ce que dit « un type » croisé dans une soirée : « la vie était surtout un perpétuel GPS qui recalculait la trajectoire en fonction des décisions justement, bifurcations et autres sorties de route ».
Il semble que le GPS capte mal les signaux du satellite, pour Théo, pour Léa, pour Noémie ou d’autres. C’est tout le mérite de Nathalie Azoulai que de s’en tenir à la bonne vieille boussole : elle indique le nord de la littérature.

TOUTES LES VIES DE THÉO
Nathalie Azoulai
éd. P.O.L. 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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