Une escale dans l'estuaire
« Il est toujours agaçant d’être né quelque part. On ne choisit ni le siècle ni le lieu. Pas non plus la langue maternelle. Il est davantage ridicule de s’en prévaloir, n’y étant pour rien. Je ne suis pas né à Saint-Nazaire, peu s’en fallut ».
Le premier paragraphe du dernier livre de Patrick Deville donne le la et il vaut pour tout un chacun. Si on lui avait donné le choix, il serait né en 1860, l’année fondatrice de son projet Abracadabra, et sans doute dans cette ville qui a vu partir les premiers grands paquebots vers les Amériques. Quant à la langue, pas de doute, le français est la sienne, dans toute son amplitude, avec le souci de l’élégance, de la fluidité et si possible son ironie. L’épigraphe de Stendhal qui ouvre Saint-Nazaire est un roman sans fiction en donne une parfaite illustration.
Ce texte n’appartient pas à l’ensemble qui occupe le romancier depuis le début des années 2000. C’est cependant un carrefour ou creuset. Le lecteur familier y retrouvera des lieux et personnages qu’il côtoie depuis Pura Vida et bien sûr Taba-Taba, le roman « français » paru en 2017. L’enfant de Mindin, doublement enfermé dans l’asile psychiatrique où travaillait son père, et le corset qui enserrait ses hanches revient sur le trajet qu’il accomplissait adolescent pour se rendre grâce au bac au lycée de Saint-Nazaire. Le pont en S n’existait pas encore, les sorties familiales nocturnes étaient restreintes. Après 22 heures, il fallait, pour rentrer sur la rive gauche de la Loire, faire le long détour par Nantes. Le pont a changé la vie des habitants, et celle du jeune homme et du jeune adulte en même temps. Mais l’auteur ne se livre guère dans ce qui a cependant une teneur autobiographique. Sa vie d’homme et d’écrivain a beaucoup à voir avec cette ville née de la volonté de deux empereurs. Le premier du nom y fit construire « La Méduse », dont on connait grâce à Géricault le sort fatal, le second, vers 1860 lui donna son allure presque inchangée. Tout est dans le presque, on le comprend, puisque les navires qui sortent désormais des chantiers navals sont des villes flottantes dont Patrick Deville décrit minutieusement l’élaboration et la construction. Le terme même de ville flottante n’est pas hasardeux. C’est le titre d’un roman écrit par Jules Verne à la fin de sa vie, et qui désigne « Le superbe Orénoque » sur lequel embarquent quelques personnages.
Avant que la M.E.E.T n’existe, bien longtemps avant, des écrivains sont arrivés ou sont partis du port. On les connait par les romans de Deville, on les croise souvent d’un roman l’autre, parfois au premier plan, parfois simples figurants : Nabokov, Artaud, Cendrars, on ne saurait tous les énumérer. On les voit ici à bord du Normandie ou du Champlain, on apprend le sort tragique de certains de ces navires. Restent le France, le Queen Mary, les grandes heures du ruban bleu qui récompensait la vitesse, alors qu’aujourd’hui, les palaces flottants cherchent d’abord la lenteur, afin que tous les voyageurs profitent des commodités nombreuses à bord, et, par la même occasion, enrichissent des compagnies.
Mais Saint-Nazaire, si c’est un port, est aussi la ville de l’ancrage, et qui dit ancrage dit café. La marine, installé au Petit Maroc, cette presqu’île qui fait face à la base sous-marine, point de passage vers l’Océan est l’un de ces endroits familiers où l’on refait le monde, lit la P.Q.R. pour les nouvelles plus que locales. Ce « musée de détails éphémères », comme l’écrit Borges est une source ou ressource pour bien des écrivains. Quand on ne cause pas à La Marine, on discute avec le patron, ancien footballeur du FC Nantes au Skipper, juste en dessous du Building (plus haut immeuble de la ville, doublé par la plupart des paquebots). Quand le Skipper était le lieu où se retrouvaient tous les invités de MEETING.
SAINT-NAZAIRE
Patrick Deville
éd. Seuil 2024 (parution le 11 octobre)
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.