L’homme au corbeau, de Sophie Gallé-Soas

« Saisir le violet ultime de tes plumes »

Masahisa Fukase a été l’un des photographes les plus singuliers et influents des années soixante-dix. Né dans une famille de photographes de studio, il a choisi de créer, d’inventer, afin de saisir au plus près la réalité. C’était son obsession. D’abord quand, jeune homme, il quitte Bifuka, sur l’île d’Hokkaido, tout au nord du pays, et traine dans les rues de Tokyo et en particulier dans ses quartiers les plus pauvres. Là il représente les descendants des Eta, cette caste des impurs, parmi lesquels se distinguent tanneurs, équarrisseurs, bouchers voire bourreaux. Il traine dans les quartiers du plaisir, tels qu’on les voit un peu avant qu’il ne se mette à photographier dans La rue de la honte ou d’autres films de Mizoguchi. Cette passion pour le réel le conduit à des extrémités. En particulier quand Yukiyo, sa première compagne met au monde un enfant mort-né. Les photos qu’il prend de cet événement tragique provoquent la rupture immédiate avec la jeune femme. Elle ne peut que le quitter. Ses photos de Yoko, sa compagne pendant douze ans sont moins violentes. Tous deux habitent un ensemble tout neuf, en périphérie de la capitale. Chaque matin il la photographie de sa fenêtre tandis qu’elle se rend au travail. On verra dans le roman de Sophie Gallé-Soas des exemples de son travail. Quand Fukase tombe dans le coma, Yukiyo, séparée de lui de longue date, lui rend visite. L’épreuve dure vingt ans.

Masahisa Fukase n’a pas seulement cherché la réalité. D’une certaine façon il l’avait cernée lorsqu’au tout début de sa carrière il avait gagné sa vie en pratiquant la photo documentaire, pour de grandes entreprises qui renaissaient après les destructions de la Seconde Guerre Mondiale. Non, il voulait autre chose : « C’en était fini d’illustrer, il fallait maintenant exprimer dans tous les sens du terme. Tout exprimer. Les souffrances, l’angoisse, la détresse, les pulsions inavouables. Affirmer avec outrance. Déformer les corps. Transgresser l’interdit. Et, bien sûr, tendre le dos à la censure ». Les ambitions de Fukase, ou son programme, ont été remplis jusqu’au terme de son existence. Il n’a cessé de jouer avec les limites mais ce jeu était voulu, contrepoint à une mélancolie qui ne le quittait pas. L’époque aussi le voulait : ses portraits de Miyuki-zoku, ces rebelles qui dérangeaient le Tokyo de 1964 ne sont pas faits pour plaire. C’est l’été des Jeux Olympiques, premier événement international après la guerre et la ruine du Japon. Le pays veut offrir au monde la plus belle image possible. Il y parviendra, comme on bâtit des villages Potemkine. Quand des J.O. se déroulent, tout devient aisé. Le pays est en pleine croissance, la consommation bat son plein, il n’est pas de ce monde.

Sa vie est remplie d’épreuves diverses, souvent douloureuses voire tragiques, de séparations. Il connait de longues périodes de dépression. L’alcool joue son rôle. Mais ce sont aussi des moments lors desquels il trouve sa consolation dans le lien entretenu avec les animaux, notamment les corbeaux. Ces derniers l’accompagnent depuis son enfance en Hokkaido et c’est à l’un d’eux que le récit, écrit à la première personne, s’adresse : « J’ai laissé les grues de mon enfance, si belles mais si fuyantes, pour migrer avec les oiseaux de mauvais genre que la compagnie des hommes n’effraie pas. Toi en l’occurrence. Je t’ai vu dans le sillage du bateau, le suivre – me suivre – de loin. J’ai su que je ne serai pas seul. Tu ne m’as plus quitté ». Dans une certaine mesure, il se sentait oiseau et d’abord corbeau. Un oiseau dont Claude Lévi-Strauss disait qu’il était médiateur entre la vie et la mort.
Il aime aussi les chats et les photos qu’il prend d’eux - on en voit deux dans le livre – mettent en relief cette affection. Cela dit, parmi les photos qui figurent dans le roman, l’une nous conduit à ce qui pourrait être le véritable enjeu de son existence. Fukase se photographie avec son père, devenu âgé. Bientôt le vieil homme mourra : « Cette obsession de la photographie, je l’ai eue jusqu’au dernier souffle de mon père. Même pendant la toilette de son corps. J’ai voulu voir la mort de celui qui, en faisant l’amour, m’avait donné la vie ». On songe aux photos que Richard Avedon a prises de son père, atteint d’un cancer. En deux lieux opposés de la planète et presque au même moment, deux artistes sans le savoir, dialoguaient.
Fukase a longtemps refusé de voyager hors du Japon. Puis il est allé en Europe, ailleurs. Il a « inventé » une forme artistique hélas devenue aussi vaine que ravageuse, le selfie. On le voit dans une baignoire, lunette de soleil sur le nez, cigarette aux lèvres. Il s’en explique : « J’ai des comptes à régler avec ce type qui m’échappe chaque jour davantage. Après avoir visé et dézingué un à un mes proches, c’est moi, désormais, que j’ai dans le collimateur ».
Jeune, le photographe avait choisi de ne pas poursuivre dans la voie qu’avaient choisie son grand-père et son père, celle de cette photographie de studio, qui recopie plus qu’elle n’invente. Le roman de Sophie Gallé-Soas évoque les diverses formes de sa création, avec découpages, coloriages, montages, bref tout ce qui faisait de lui un précurseur et novateur. Aurait-il ainsi créé si la mélancolie ne l’avait pas guidé ? On sait ce que cette bile noire provoque chez ceux qui voient en noir et blanc, même si Fukase déclarait : « Je suis passé à la couleur à cause de la douleur ».

L'homme au corbeau - Masahisa Fukase
Sophie Gallé-Soas
éd. Arléa 2024 - collection La rencontre

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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