Tarentule, de Eduardo Halfon

Une bien étrange colonie de vacances

Dans les récits de Eduardo Halfon il est fréquent que l’on se déguise. Cette pratique est réservée à Eduardo, le narrateur. Entre le narrateur et l’auteur, la distinction est mince, mais porter un vêtement autre que celui attendu est une façon de se transformer, de créer un écart, une distance. Il en va de même entre fiction et réalité ; on le verra, oh combien, avec Tarentule, le récit troublant qui parait en cet automne.

Le déguisement est ici celui que porte Samuel Blum, directeur d’un camp de vacances pour enfants juifs dans lequel les parents d’Eduardo les ont inscrits, son frère et lui. Nous ne dirons pas grand-chose de ce déguisement afin de ne pas déflorer une intrigue que l’on espère purement fictive. Disons simplement que la tarentule qui donne son titre au livre, et qui marche sur le bras gauche de Samuel a de quoi effrayer, doublement. Elle se distingue sur un brassard rouge et noir. Des couleurs pas spécialement neutres.

Tarentule oscille donc entre l’autobiographie et la fiction, ce que l’on qualifie parfois d’autofiction, dénomination un peu fourre-tout, aussi incertaine que l’est le roman, ce genre en prose recouvrant ce qui n’est pas d’un autre genre. Aucune indication ne figure en couverture du livre.

Quand débute l’histoire, les frères Halfon, la sœur et leurs parents habitent depuis trois ans aux États-Unis. On est dans les année quatre-vingt, ils ont fui le Guatemala alors déchiré par la dictature et la guerre civile. Eduardo a treize ans. Il tient résolument à se démarquer des siens. Il a presque oublié l’espagnol, sa langue maternelle, et se tient éloigné du judaïsme familial. En diverses occasions, par son refus d’aller à la synagogue ou pour un fou rire mal interprété par sa mère tandis qu’ils regardent une série télévisée, il choque.
Bien évidemment, il refuse de retourner au Guatemala pour participer à ce camp de vacances. On ne pourra lui donner tort, à la lecture des événements qui s’y produisent, et ce dès la première ligne du récit : « Ils nous ont réveillés en criant ». Ils, c’est donc Samuel Blum et ses assistants, les moniteurs de la colonie. Les cris rappellent au narrateur la façon trop fréquente qu’a son père de s’adresser à lui.
Le réveil brutal est suivi de la soudaine transformation d’un camp de vacances en stage militaire. Il faut apprendre aux enfants, dont certains sont très jeunes, à se défendre et à survivre dans des conditions extrêmes. Ils doivent donc se débrouiller dans une nature hostile avec très peu de ressources, mais ils subissent aussi humiliations, brimades et punitions. Les plus fragiles s’effondrent, certains se rebellent et un certain Martinez est de ceux-là, qui est prêt à se battre pour s’opposer au système mis en place. Eduardo choisira une autre voie, annoncée dans l’exergue du récit par une phrase d’Alejandra Pizarnik, écrivaine argentine : « J’ai hérité de mes ancêtres l’envie de fuir ».

L’envie de fuir est constante et elle n’apparait pas que dans l’intrigue. Elle est dans la forme même de ce récit qui ressemble à tous les récits d’Eduardo Halfon. L’écrivain a l’art de mêler le comique ou l’incongru, et le tragique. Les deux registres sont indistincts. Ainsi, la description des jeunes colons les rend à la fois drôles voire grotesques, et pathétiques. Mais cette manière de fuir est d’abord visible dans la construction du récit. Les passages du passé au présent se font sans transition. Le fil du récit semble se briser ; on le reprend quelques pages plus loin. Ce que l’on prenait pour un détail revient, soudain grossi, développé par le narrateur. Le parabellum, fameux pistolet allemand que montre Samuel à Eduardo adulte semble un rappel du passé nazi. Quelques pages plus loin, il révèle la folie, voire la paranoïa de cet homme a la main « poisseuse », la « main de mollusque ».
L’usage que fait Halfon des parenthèses est particulièrement parlant. Certaines sont des incidentes ou des digressions. Elles pourraient disparaitre ou au contraire être intégrées au corps du récit. Le choix de la parenthèse est autre : marque d’ironie ou façon d’attirer le lecteur sur un détail qui, comme souvent dans une narration, en dit plus que tout. D’autres parenthèses sont explicatives. Pourquoi la parenthèse, alors, si c’est la suite logique d’un raisonnement ? Sans doute par jeu. Ecrire c’est jouer, peu de romanciers se le rappellent ; Halfon si.
Le jeu sur le temps en est une bonne illustration. Dès le début, on sait que le narrateur relate des événements passés et qu’il en est sorti. Entre l’adolescent soumis au régime brutal de Samuel, et l’adulte Eduardo, le temps a donc fait son œuvre mais pas vraiment effacé la blessure subie. A Paris, Eduardo devenu écrivain connu, revoit Regina. Elle est là pour l’écouter. Elle était la jeune fille avec qui il aimait monter la garde, par qui, pour le signifier plus clairement, il était attiré. Elle lui donne les coordonnées de Samuel à Berlin, la ville qu’Eduardo Halfon habite désormais. Il veut comprendre et se retrouve face à ce chef déplaisant, méprisant et autoritaire. Samuel est resté enfermé dans ses convictions de jeunesse et sa vision du peuple juif est marquée par l’expérience de la Shoah. Bien que vivant à Berlin, Samuel se méfie de tous les Allemands se vit comme une personne menacée voire traquée et tout ce qu’il demande à Eduardo en porte la trace. Plus qu’à une conversation avec lui, il le soumet à un interrogatoire. Le pire dans cet interrogatoire est que Samuel questionne Eduardo sur l’éducation qu’il donne à son fils. Toutes les questions portent sur l’héritage de la persécution. Or, qui a lu Le boxeur polonais le sait, le grand-père côté maternel d’Eduardo Halfon a été déporté et il a passé du temps enfermé à Oranienburg, près de Berlin. Samuel insiste sur le plus douloureux, rappelant à son interlocuteur que vivant et travaillant dans un bâtiment de Grunewald, il se trouve dans un des sièges de la Luftwaffe. Bref, il ne cesse de ramener son ancien « colon » à une judéité douloureuse. Il le « déguise » en complice des bourreaux nazis.

La judéité est au cœur de l’œuvre de Halfon comme l’est son identité guatémaltèque. A diverse reprises dans Tarentule, des Indiens lui viennent en aide ou jouent un rôle important. Deux hommes vêtus d’uniforme dépareillés, déguisés pourrait-on dire, apparaissent au moment où, épuisé et blessé, l’adolescent est au cœur de la forêt tropicale. L’enfant ne sait s’il doit se méfier de ces hommes ou avoir confiance : rebelles ? soldats du gouvernement ? Et quelle différence au fond ?
On songe à une réponse qu’il donne un soir à Paris, lors d’une soirée. On l’interroge sur les livres non lus qui avaient le plus influencé son travail d’écrivain : « La Torah et le Popol-Vuh, le livre des Juifs et celui des Guatémaltèques qu’il porte en [lui] : « les deux piliers sur lesquels est construite ma maison. Une maison que depuis l’enfance pour une raison que j’ignore, j’ai toujours eu besoin de détruire ou du moins d’abandonner ».
L’écrivain bâtit une autre maison depuis La pirouette et surtout Monastère. C’est une maison dont on a envie de connaitre toutes les pièces, les unes après les autres. Tarentule en ouvre une nouvelle.

TARENTULE
(Tarántula)
Eduardo Halfon
Traduit de l'espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg

éd. La Table Ronde 2024 (v.o. 2024)

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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