MANIAC, de Benjamin Labatut

« Chaque jour semblait apporter quelque chose de nouveau. Une nouvelle découverte, un nouveau record de production agricole, un nouveau produit à acheter, de nouveaux vêtements à la mode qu'il fallait porter. Toujours cette excitation de la nouveauté. Donc nous avons fait ce que nous devions faire. Nous nous sommes amusés. Nous avons joué. (...) nous nous comportions comme des gosses et faisions ce que les enfants savent le mieux faire. Nous faisions comme si tout allait bien, et continuions de jouer. Le monde allait devoir se débrouiller tout seul. »

Le premier roman de Benjamin Labatut, Lumières aveugles, a été très largement remarqué et lui a valu d'être lauréat du English Pen Award, et finaliste du International Booker Prize en 2020. Il nous revient avec un deuxième roman en cette rentrée littéraire 2024, traduit de l'anglais, sachant qu'il habite à Santiago du Chili actuellement.
Livre magistral, manifestement bien documenté, MANIAC nous transporte dans l'univers de brillants esprits scientifiques du début du XXème siècle. Ces hommes, pour la plupart, ont vécu les deux guerres mondiales, ont fui leurs terres natales et le régime nazi pour émigrer aux États-Unis où ils vont vivre et initier les prémisses des technologies qui font notre quotidien au XXIème siècle.

Une des figures centrales du livre est John Von Neumann, physicien et mathématicien américano-hongrois qui a été l'un des penseurs de la bombe atomique - un des mille projets où il aura posé sa marque. L'histoire est narrée par un tourbillon de personnages, les proches, amis, professeurs, conjoints, collègues. Dans un récit vivant et haletant le lecteur côtoie Kurt Gödel, Richard Feynman, Eugène Wiener, Oskar Morgenstern, se rend de Budapest à Berlin, puis de Princeton à Berkeley ; in fine à Los Alamos il verra les premiers essais nucléaires.

Le lecteur est d'abord étourdi par le génie de ces hommes, heureux comme de grands enfants, perdus dans une époque effrayante, qui vont donner naissance à l'arme la plus redoutable jamais pensée, tout à la fois monstre de destruction massive et résultat d'un travail scientifique admirable. Mais la note avait été donnée dès le début du roman qui s'ouvrait sur les derniers jours du physicien théoricien Paul Ehrenfest.
Le tour de force se révèle alors. Ce même Johnny ou Janxi Von Neumann se révélera être le père de l'Intelligence Artificielle, dont on pourra dire qu'Alan Turing avait été le grand-père. Il initie le projet MANIAC, un des premiers calculateurs du monde (entendre par calculateur puissance de calcul, ordinateur et algorithme). Parallèlement il coécrit avec le mathématicien et économiste Morgenstern une thèse sur les principes intrinsèques du jeu, phénomène qui réunit et oppose deux adversaires, que ce fût un jeu de société ou une guerre mondiale entre nations. Quelles sont les forces en jeu, qu'est-ce qui anime les adversaires de tout jeu, quels critères retenir pour en déduire les tactiques stratégiques infaillibles. Nul doute que les travaux de Von Neumann intéressent directement l'armée et les services de l’État.

Une toute dernière partie du roman nous parachute dans cette autre sphère du jeu, où Gary Kasparov et Lee Sedol, respectivement champions des échecs et du jeu de go, affronteront les premiers un nouvel adversaire : l'Intelligence Artificielle.
La grande question tout au long du livre résidera dans la singularité de l'homme, son éternelle quête d'absolu et de certitudes, œuvres de rationalité logisticienne versus la beauté d'une inspiration créative et divine. La stabilité et les turbulences émotives qui frapperont chacun des grands cerveaux se déroule ici sous nos yeux, et sou une narration palpitante.

En quelques centaines de pages l'humanité est croquée, mise à nu. Ahuri puis ému, choqué et simultanément conquis par l’ingéniosité littéraire de l'auteur, le lecteur ne peut qu'admirer le travail minutieux de Benjamin Labatut et son regard implacable de sublime penseur. Jamais par exemple, la puissance du théorème de l'incomplétude de Kurt Gödel ne nous aura paru si évident à saisir.

L'excellente traduction ravira les lecteurs francophones.

MANIAC
(The Maniac)
Benjamin Labatut
Traduit de l'anglais par David Fauquemberg

éd. Grasset 2024 (v.o. 2023)

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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