« Laissez-moi vous parler des gens du désert »
Premier roman de Ruchika Tomar, Prière pour les voyageurs a été très remarqué dès sa parution aux Etats-Unis, tant par les lecteurs que les critiques américains. Surtout, il a remporté le Pen Hemingway Award, ce fameux prix qui plus d'une fois a su repérer les immenses talents littéraires à leurs débuts. Et en effet, la jeune écrivaine témoigne d'un art de la narration remarquable, d'un savoir-faire exquis pour nous plonger dans ces vastes horizons dont les fans de littérature américaine se délectent. Le voilà désormais disponible dans une très belle traduction française. Une belle découverte, et une expérience de lecture mémorable ; tout cela dès la première page du livre !
Nous sommes au côté de Cale, la narratrice, du début jusque la fin de l'histoire. Seulement voilà, tout comme elle, il va nous falloir recoller les pièces d'un puzzle éclaté en mille morceaux pour connaître la vraie histoire : celle de la disparition de Penny !
Toutes deux sont serveuses, mais avant d'être collègues de travail elles ont suivi leur parcours scolaire dans la même école, ont toujours vécu dans le même coin de cet immense Nevada aux ombres errantes. Cale est une taiseuse, tout aussi brillante que glaciale dans son approche. Penny est une créature envoûtante, à la beauté physique fatale, et sensiblement vouée aux aventures malencontreuses. Mais une amitié s'est tissée entre ces deux êtres que tout sépare, et leur destin se trouvera lié par une agression dont le déroulement est digne des plus grandes scènes cinématographiques.
Le lecteur ne pourra pas lâcher le roman tant qu'il ne sera pas arrivé au point final, tout en sachant qu'il savoure chaque détours et chaque point culminant de Prière pour les voyageurs.
Tel un jeu de cartes savamment battu avant d'être distribué, l'histoire est portée par une structure entremêlée. Tout lecteur ou cinéphile, de nos jours, est habitué à ce désordre apparent et sait s'y retrouver dans un récit qui n'est pas rapporté dans un ordre chronologique. Mais ici, j'avoue que le tour de main de l'écrivaine Ruchika Tomar m'a valu un petit électrochoc, une prise de conscience sur mon propre cheminement dans un livre. C'est un peu comme si elle me laissait le choix, à un moment donné, de tout reprendre au début, ou de continuer à la suivre, à me laisser dérouter et rerouter suivant sa construction du récit. J'aime ces contrats tacites qui se tissent entre l'auteur et son lecteur, d'autant plus lorsque, comme ici, on en sort réjoui, et gratifié.
J'ai tant aimé les personnages de ce livre, archétypaux, campés et décalés. La tendresse de ce bonhomme impressionnant, Lamb, qui a élevé Cale ; les écarts de la bande d'amie de Penny qui se connaissent depuis toujours ; Alvaro, le père glaçant de Penny .. sans oublier Fischer, le sheriff. Ils sont aussi escarpés que les routes, aussi imprévisibles que le désert, aussi caricaturaux que les décors qui les accueillent : bar de nuit, caravane, casino, carrefours et feu-rouges imprégnés de la poussière colorée depuis la nuit des ténèbres.
De temps à autre un chapitre se compose d'un croquis, d'autres chapitres se suffisent d'une phrase, d'un nom de lieu. Et au cœur de cet univers enlevé, aux dimensions tentaculaires, se niche une violence masculine de l'Amérique légendaire. Et dans le cœur de notre vulnérable Cale, que rien n'arrêtera parce qu'elle a besoin elle-même de se réinventer, palpite toute la douceur du monde.
Le roman compte quelques quatre cent pages mais on les aura avalées sans s'en apercevoir, tant l'univers dépeint nous enivre et nous ensorcelle. La magie de l'écriture s'empare de tous les clichés que nous connaissons, et qui continuent d'être vérifiables, pour les rendre irréels et hors du temps. Que demande-t-on d'autre à la littérature après tout, que de nous dire les choses les plus ordinaires et nous transporter en ce faisant dans un ailleurs.
Vous l'aurez deviné, je serai la première à lire le prochain livre de Ruchika Tomar !
PRIÈRE POUR LES VOYAGEURS
(A Prayer for Travellers)
Ruchika Tomar
Traduit de l'anglais (américain) par Christine Barbaste
éd. la croisée, 2022 (v.o. 19)
Pen Hemingway Award 2020
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Erin Hanson,
- Jean-Humbert Savoldelli.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.