« Qui ne sait pas où il va, ne risque pas de se perdre .. »
Un matin tôt, j'étais dans ma voiture. J'avais trois heures de route devant moi, et je zappais les ondes radiophoniques. Je tombe sur une voix, qui instantanément me captive par son propos .. et j'écoute l'émission intégralement. Ébahie, à mon retour de ce déplacement, je n'avais qu'une idée en tête : lire ce livre dont il était question. Vous l'aurez deviné, il s'agissait d'Ilaria Gaspari, l'écrivaine philosophe italienne qui évoquait son livre Six philosophes dans mon salon.
Ce livre est une merveille, d'humour et d'intelligence, de profondeur et de légèreté finement associés. En théorie il se range en France dans la catégorie "essai", mais il me semble que ce petit bijou relève de ce que les anglophones nomment la littérature non-fiction, ou que les américains appellent un memoir. Une bribe de vie nous est racontée ; elle nous transporte dans les écoles de philosophie antique .. au rythme de nos quotidiens !
L'écrivaine et narratrice partage avec le lecteur six semaines de sa vie. Pas n'importe lesquelles bien entendu ! Elle vient d'essuyer une séparation qui n'était pas de son fait. Après dix années de vie commune, dans le logement qu'ils avaient aménagé à leur goût, elle va devoir déménager puisqu'elle ne peut assumer seule la charge financière de l'appartement. Elle entreprend de faire ses cartons en commençant par la bibliothèque. Or elle va se laisser absorber par l'étagère qui renferme les ouvrages remontant à l'époque de ses études, de philosophie. Et la voilà qui décide de s'inscrire aux écoles des sagesses antiques ! Après avoir fait sa sélection des écoles de son choix, et de l'ordre dans lequel elle va s'y instruire, elle se lance vaillamment dans ces six fameuses semaines. Il ne lui suffit pas de reprendre les enseignements des maîtres du passé. Elle va les mettre en pratique (chacune une longue semaine durant) avec inventivité et sagacité. Nous serons à ses côtés durant ces semaines - respectivement - pythagoricienne, éléatique, sceptique, stoïcienne, épicurienne et cynique. Tout comme elle, nous ne serons jamais au bout de nos surprises. « S'il y a une chose que ces différentes semaines philosophiques m'ont déjà apprise, c'est qu'elles ne finissent jamais de la manière que j'avais prévue. Le fait de devoir suivre des règles me plie et me déplie à l'envi, et je me retrouve à chaque fois dans une forme en tout point différente de celle que j'avais au début - cette sensation, la feuille de papier que l'art de l'origami transforme tantôt en dauphin tantôt en cygne doit la connaître aussi. »
Eh oui, nous allons nous imprégner de notions philosophiques comme jamais nous ne les avions abordées, comme jamais nous n'aurions soupçonné imaginable de le faire. Il n'y qu'une philosophe, de grande vivacité d'esprit et enjouée, pétillante, persévérante sans relâche qui aurait pensé à le faire .. autrement dit qu'une Ilaria Gaspari pour nous offrir une telle initiation. Le résultat étant que l'on dévore le livre en un rien temps. Tout est simple, limpide. Surtout, le lecteur va rire, et se laisser sans cesse surprendre. Et ce faisant, sans se rendre compte, on s'instruit à l'école des philosophes qui n'est autre que l'école de la vie, pour qui veut bien s'y atteler.
L'écrivaine a l'art d'instaurer une proximité. Entre elle et chaque école de philosophie. Entre son lecteur et elle. Et d'un monde sens dessus-dessous, elle parvient à sculpter quelque chose de sensible, telle une évidence. Elle parvient à nous transmettre le suc des pensées d'antan, doté de leur vraie saveur. Car elle dépoussière les idées reçues, les faux auras qui entourent certains philosophes. Elle nous rappelle qui étaient ces philosophes antiques, que contenait leurs principes de base. Tout se passe et se démystifie dans notre quotidien. D'où le titre Six philosophes dans mon salon. Mais voyez-vous, ils sont aussi dans sa cuisine, dans ses sorties et les moments passés au café .. tout cela à cause de, et finalement grâce à, un déménagement .. une des plus grandes sources de traumatisme de l'être humain. Même le déplacement d'une bibliothèque, paraissant la chose la plus simple, relève d'un exercice difficile : « Les bibliothèques obéissent à de mystérieuses lois entropiques, de sorte que les livres se multiplient à mesure qu'on les range dans les cartons. Il n'empêche qu'on commence toujours son déménagement par cet endroit, et peut-être pas seulement pour nous donner l'illusion que le travail sera facile. En fait, vider une bibliothèque revient à s'inventer archéologue de soi-même. À chaque nouvelle étagère qu'on dépoussière, ce sont des mois, des semaines, des années, des après-midi - des moments entiers de nos vies oubliés depuis longtemps - que l'on exhume. »
J'aurais voulu vous rapporter des séquences entières de ces six succulentes semaines. Car les anecdotes sont hilarantes, dont la fameuse semaine de l'école sceptique où notre narratrice entreprend de vivre sans ses lunettes, c'est à dire de vivre myope et astigmatique : rien ne peut être estimé absolument certain, tout ne peut que sembler s'apparenter à ce qu'elle voit, ou pense voir ! Ainsi elle nous relate des situations semblant grotesques ou rocambolesques. En réalité elles sont poignantes. Une certaine page était à deux doigts de me faire pleurer ; en lisant j'ai eu le sentiment d'entrer dans la plus essentielle - et sublime - part d'humanité qui existe sur terre.
SIX PHILOSOPHES DANS MON SALON
(Lezioni di felicità)
Ilaria Gaspari
Traduit de l'italien par Romane Lafore
éd. Flammarion collection Champs, 2021 (v.o. 2019)
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres d'André Lanskoy.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.