Dans ces dix nouvelles au cœur de l'Amérique, Emma Cline dresse le portrait d'hommes, de femmes, d'adultes et d'adolescents désabusés. Chez chacun d'eux, en filigrane, elle met au jour les pires instincts, des plus petites perversions humaines, aux plus dangereuses pulsions.
Aucune chute surprenante dans ces nouvelles, tout est sous-entendu avec ce qu'il faut de vice et de doigté pour nous laisser un arrière gout de malaise et de gêne. Emma Cline lit dans l'âme humaine, dans cette partie de la population américaine pleine de faux semblants et qui idéalise le rêve américain, qu'elle effleure du bout des doigts avant de se fondre dans des histoires plus sombres les unes que les autres.
L'auteure nous demande un effort. Elle nous offre juste ce qu'il faut pour que l'on essaie de deviner la suite, réfléchir aux causes et aux conséquences de ce qu'elle nous raconte. Avec ses sous-entendus, souvent pervers, elle nous rend complice, nous met face à nos réflexions et nos arrières pensées. "Non, elle ne veut pas vraiment dire ça ? J'ai mal compris …".
Et elle sait teinter d'angoisse l'ambiance qui règne dans ses nouvelles, de son écriture qui se déploie pourtant tout en douceur et avec détachement. Une jeune femme se cache des paparazzis, avec plus ou moins de plaisir, après avoir été la nounou de l'enfant d'une célébrité, mais également la maitresse du célèbre papa. Dans une autre, un producteur au succès passé se rend à la projection du film indé de son fils, tout en remettant en question sa propre déchéance filmographique et son manque d'évolution professionnelle. Une autre nouvelle, probablement une de celles qui m'a le plus gênée, nous dépeint la vie de deux - très - jeunes amies au sein d'une communauté hippie, dans laquelle elles s'entrainent l'une et l'autre dans la perversité des premiers jeux sexuels. Dans Los Angeles, une jeune femme qui se rêve actrice - ce qu'Emma Cline prend le temps d'appuyer, pour signifier cette quête quasi impossible pour des centaines de femmes de la ville, et qui vend des vêtements dans une boutique chic. Tout en marchandant ses culottes usagées à des hommes sur internet … Enfin, pour ne citer qu'elles, j'ai été marquée par la dernière nouvelle du recueil, A/S/L (âge/sexe/lieu). Nous y suivons Thora et Ally, séjournant en centre de désintoxication. Toutes deux se prennent de passion pour G., une célébrité de bas étage, nouveau résident de l'institut, qui traîne derrière lui de lourdes accusations d'agressions sexuelles et qui suscite chez les deux femmes tous les fantasmes.
«Des cachets contre la dépression et l'insomnie qu'il était facile de différencier, grâce à leur forme et à leur couleur. Ils dirigeaient subtilement son humeur, à la manière d'un partenaire de danse, une pression discrète mais réelle".
De pervers acabits, divorcés, drogués, blasés, corrompus, dépravés, voyeurs, tous sont décrits avec discernement, et surtout sans vulgarité excessive. Les femmes ne sont pas en reste. C'est juste, trop juste même. Emma Cline ne juge pas, elle raconte.
La couverture est aussi rose que les histoires sont sombres, sans appel. Il n'y a pas une grande histoire, avec un retournement de situation promettant un Happy End à tous ces esseulés, on est dans le vif, le réel et l'instantané.
C'était ma première expérience de lecture avec Emma Cline, étant passée à côté de ses romans The Girls, racontant l'intégration de plusieurs jeunes filles dans la famille de Charles Manson et qui avait fait vibrer la critique, et de Harvey, retraçant la dernière journée d'Harvey Weinstein avant sa condamnation. Dans Daddy, les thèmes qui sont chers à Emma Cline sont donc tous là, Hollywood est présent, de loin, comme un rêve inatteignable ou définitivement perdu pour bon nombre de ses personnages has-been ou sulfureux. On pense à sa vie, à ce qu'on a manqué, les personnages regardent leurs familles ou leurs amis comme si c'étaient de parfaits étrangers, des personnes que l'on ne comprend plus (dans What can you do with a general par exemple). Dans Daddy, le titre n'a pas été choisi au hasard - le terme étant devenu sexuellement très connoté, à la mode chez les jeunes filles - on craint l'autre pour l'image qu'il nous renvoie de nous même. Et ce qu'il pourra en faire, lui qui partage sûrement tant de vices.
La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.
Article d'Amalia Luciani
Historienne de formation, elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.