Murnau des ténèbres, de Nicolas Chemla

« Pour peindre un arbre, il faut s'élever avec lui »

J'ai voulu lire ce livre sans rien savoir de l'auteur, sans savoir ce qui m'attendait. Étrangement il m'avait intriguée, attirée. Et j'ai été ravie, au sens premier du terme, dès les premières pages. Peut-être par l'excellence qui nourrissait la phrase, peut-être par le mystère qui règne dans ce conte de la lumière et des ténèbres, peut-être aussi pour connaître l'aventure cinématographique du légendaire réalisateur Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931). L'étrange et le merveilleux, la beauté et l'effroi se tiennent les mains et nous emportent dans l'âme des Îles. Les Marquises, la Polynésie, les lagons, leurs couleurs, leur savoir-vivre l'instant, toujours nous séduisent ; mais avons-nous lu leur face cachée, et les croyances ancestrales qui s'y rattachent ?
Très belle découverte. Très belle œuvre. Très en concordance avec notre aujourd'hui. Je vous invite à vous plonger dans Murnau des ténèbres.

Le roman s'ouvre sur l'arrivée d'un  homme à Bora Bora. Il cherche une échappée pour sortir de son rythme de vie effréné, de ses activités professionnelles occidentales qui lui paraissent dénuées de sens. Il s'est rendu en Polynésie avec le projet d'enquêter sur le tournage de Tabou, le dernier film de Friedrich W. Murnau, et d'en faire un livre. Un guide lui fait traverser forêt et végétation dense pour l'emmener à la cabane qu'il a louée. Et c'est là, au moment où le narrateur souhaite se poser et se détendre de ce chemin qui lui a semblé infernal, qu'un vieil homme, couvert de tatouages sur la moitié du corps, l'interpelle.
Par la bouche de cet homme mystérieux, sans âge, il va cueillir le récit détaillé de l'aventure de Murnau. Car il semblerait que cet homme l'ait connu, et accompagné, tout du long. Le lecteur suivra alors Murnau et son équipe de tournage, durant leur longue traversée en mer, à leur arrivée aux Marquises, puis pas à pas dans les différentes îles, de Papeete à Bora Bora en passant par Moorea, où le réalisateur s'est évertué à regarder les lieux, humer leur esprit, chercher les ténèbres pour restituer la lumière par l'art cinématographique et mettre le doigt sur l'indicible. Un long temps on est hanté par l'atmosphère dépeinte, subjugué par les croyances locales, béat devant les paysages paradisiaques qui contiennent toujours un élément menaçant. Doucement, l'effroi laissera place à une libération. Car le propos ici est philosophique, ou peut-être mystique, intrinsèquement embusqué sous les images de la nature et des paysages environnants.

Le récit est découpé en trois parties : dans l'ordre, 3 puis 2 puis 1 ! Les chiffres sont insérés dans le cadran du compte à rebours cinématographique au temps des films en noir et blanc. Chacune de ces trois parties débute par un paragraphe qui dessine la fin : la mort de Murnau dans un accident de voiture aux États-Unis, tout juste après la sortie en avant-première du film.
Nous replongeons dans une époque, du cinéma, de Hollywood et plus largement de l'art. Nous croiserons ses personnages mythiques, dont Matisse avec qui Murnau s'entretient longuement en fin de récit à Tahiti. Car, Nicolas Chemla nous livre aussi une vision de l'art, celle que partagent les grands artistes de l'époque. Ils ont tenté d'intérioriser une lumière, un mouvement, des formes. Ils ont accueilli la grâce et les dangers de la nature en eux, ont accepté sa part insaisissable, pour la partager, avec nous, les épris d'art ..

C'est à la source que l'on peut puiser une compréhension de l'Homme dans son Environnement. Et Nicolas Chemla s'abreuve, pour ce faire, des récits des origines. Une porte nous sera entrouverte sur la pensée ancestrale de ces îles et de ses habitants. Celle-ci a su lire le vent, la mer, les nuages, écouter sa parole et résonner avec. Porter atteinte aux éléments de ce sacré palpable est synonyme de se mettre en danger de mort (ou pire que la mort), car les esprits se vengent. Des incendies ou des pluies torrentielles se déchaînent, qui savent, très vite, avoir raison de l'Homme. À l'inverse, en s'insérant dans l'harmonie de toutes choses, on offre protection à la moindre de ses réalisations ..
Il est un passage dans le livre où un vieil homme raconte la manière dont les pirogues sont construites, le processus par lequel le moindre de ses éléments constitutifs sont intuitivement sélectionnés dans la nature. L'explication se clôt par ces lignes :

« Alors, tu vois, tu arrives en forêt, tu parcours le lagon et tu as face à toi une infinité d'espèces, et chacune est à un moment précis de son existence qui modifie ses propriétés, et toi-même tu es à un certain moment du cycle de lune, et tu dois dans cette infinité de combinaisons possibles choisir la meilleure essence en vue de ce que tu cherches à réaliser. Tu vois, on ne peut pas aborder le fenua avec une grille de lecture figée, on ne peut pas lui apposer des certitudes toutes faites, des savoirs immobiles : il faut que ton cœur batte à l'unisson de ces vibrations, que ton mana s'accorde avec celui du fenua. Tu n'es pas un œil qui regarde, tu es une fibre sur la grande toile d'araignée du cosmos. Tes vibrations sont ses vibrations. Alors seulement tu pourras fabriquer les pirogues les plus performantes. »

J'aurais voulu partager avec vous mille extraits. Le texte est tellement beau. La nature si ensorcelante. Le sombre et le lumineux, le séduisant et l'effrayant sont si habités sous la plume de Nicolas Chemla, que pour le seul plaisir de lire chaque phrase, et de s'y arrêter, je recommanderais Murnau des ténèbres. Or ce plaisir de lecture atteint une dimension transcendante au moment même où l'on réalise la transversalité des thèmes traités. Tout se tient la main ici. Dès lors, peu importe la fin de l'histoire, si tant est que l'on vive pleinement sa lecture.

Chaque seconde compte. Non pas au sens où l'on est pressé et il faut en tirer le plus d'efficacité possible. Non. Chaque. Seconde. Compte. À peine différente de celle qui la précède, ou de celle qui la suit, et pourtant absolument unique. Éternelle. Profonde. Pleine et entière de tout l'Univers.

MURNAU DES TÉNÈBRES
Nicolas Chemla
éd. le Cherche midi, 2021
Finaliste Prix Renaudot 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Tatouages Polynésie,
- Film Tabou de F.W. Murnau.
La photographie mettant en scène la couverture du livre en tête de l'article est de ©murielarie pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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