Sortir de l'éparpillement
Vous êtes bien nombreux à avoir lu La chambre noire de Longwood, de l'écrivain journaliste et grand reporter Jean-Paul Kauffmann. Mais saviez-vous qu'au sortir de ses effroyables années où il fut gardé en otage, son premier élan avait été d'organiser un voyage dans les îles de la Désolation ? Cet archipel perdu dans les mers australes que l'on nomme Les Kerguelen sont bien peu accueillantes par leur aspect extérieur. L'écrivain nous raconte leur histoire, leur souffle. Au fil des pages le lecteur comprendra ce qu'il est venu chercher sur ces terres inhospitalières et sera ébahi par les éclairs de vérité disséminés dans le récit.
J'ai découvert ce livre à l'occasion de notre Book Club thématique consacré aux Îles, et j'avoue que je me suis grandement appuyée dessus pour nourrir ma réflexion sur le sujet. Je n'oublie pas de préciser que l'écriture est sublime.
Un prologue nous accueille dans les premières pages. L'auteur nous raconte sa rencontre et sa fascination pour ces îles Kerguelen alors qu'il n'était encore qu'un enfant. Ces terres, parmi les plus isolées au monde, et les récits qui en ont été fait au fil de l'Histoire, depuis leur découverte en 1772 par le chevalier de Kerguelen, n'ont plus de secret pour Jean-Paul Kauffmann .. sur le papier. Mais il est convaincu qu'un sens caché se dissimule derrière L'arche de pierre qui se trouve à Port-Christmas. « Je suis heureux d'affronter de mon plein gré l'extrême solitude et l'élémentaire clarté d'une nature hostile. Ce que j'entreprends n'est pas un voyage initiatique. Il n'y a pas de Graal à découvrir dans ce district des Terres australes et antarctiques françaises. » nous dit-il dès l'abord. Et l'on s'embarque à ses côtés, sur Le Marion, pour une longue semaine de traversée qui le mènera de l'île de la Réunion aux Kerguelen. Puis nous cheminerons avec lui et parcourrons ce lieu tout comme hanté, bercés par ses réflexions et les mille éclairages qu'il nous offre sur tous ceux qui ont posé les pieds là, avant lui.
Le texte peut être poétique et énigmatique. Souvent les paragraphes d'une grande profondeur surgissent au cœur d'un passage très terre à terre, ou d'un rappel historique sur tel personnage du passé, ou tel vécu d'un explorateur. Les descriptions de la nature sauvage et hostile des bien nommées îles de la Désolation donnent de l'ampleur à l'intériorité des personnages, tant ceux du présent que les autres d'un passé lointain. Et ce vent qui hurle comme nulle part ailleurs anéantit bavardages et superflu. « Le temps est un espace que le ciel et le vent laissent ouvert. Nul besoin de combler ce vide. L'attente ne s'épuise pas en efforts inutiles, en signes dérisoires que d'ordinaire l'on s'impatiente à interpréter. Dans le désœuvrement kerguélénien, il entre une indolence qui est le contraire de l'apathie, une sorte d'insouciance ardente, tendue vers rien. L'esprit ne dépend ni des faits ni des instants, il n'est captif ni du passé ni de l'avenir. » C'est précisément là que Jean-Paul Kauffmann s'est rendu pour sortir de l'éparpillement, et vivre la fugace proximité de l'essentiel, indicible.
Les fervents lecteurs des récits d'explorateurs adoreront ce livre qui fourmille d'informations surprenantes et savoureuses. Ceux qui sont amateurs de destins restés inexpliqués seront électrisés par l'histoire d'Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec. Cet homme découvre les îles qui porteront son nom. Par deux fois il s'y rendra - la deuxième fois contraint et forcé par le roi de France. Mais il ne peut se résoudre à aborder cette terre, à poser le pas dessus. Bien trop hostiles, bien trop insaisissables, les îles le repoussent. Et il le paiera cher. Jugé, condamné, déshonoré, emprisonné, le chevalier lègue des carnets à la postérité où il insinue qu'un jour la vérité sur son innocence se fera jour. D'autres sont venus sur ces terres après lui. Le lecteur connaîtra les tentatives successives d'apprivoiser les Kerguelen, la volonté de quelques uns de les maintenir parmi les terres de France. Nul ne pourra rendre ce sol habitable par le grand nombre. Peu y viennent. Peu y restent. C'est ainsi. Mais l'auteur nous dit aussi que « Si une guerre nucléaire détruisait entièrement l'Europe et l'Amérique, la Désolation serait l'un des endroits du monde les mieux protégés des retombées radioactives. (...) un jeune géophysicien qui effectue des prélèvements de CO2 dans l'atmosphère explique que l'organisation de la circulation de l'air amène les micropoussières atmosphériques à éviter les Kerguelen. »
Ces îles sont hors du commun. Le récit de Jean-Paul Kauffmann l'est tout autant. Non seulement il nous permet de comprendre la fonction, la spécificité des îles dans l'absolu mais il nous ouvre l'esprit. Il nous fait quitter notre humanité, très attachée à son consumérisme, en nous nourrissant à sa manière, par ces phrases anodines vers lesquelles je ne cesse de revenir, comme les épris de Kerguelen ne cessent d'y retourner. « Quand on a tout perdu, on peut s'inventer l'abondance ; posséder n'a toujours été qu'une histoire d'imagination. En fait, l'homme libre ne possède rien. Tout lui échappe : lui-même, les autres, le monde. Cette frustration infinie fait le prix de la liberté. Le naufragé - ou le prisonnier - détient un privilège plus rare : il maîtrise et jouit supérieurement de la moindre broutille. D'un livre, d'un morceau de métal, d'un paysage, de lui-même, il fait tout un monde. »
Qu'aurais-je à dire après cela ? Savourez L'arche des Kerguelen, gardez-le tout près de vous pour le déguster lentement, et à votre tour vous le recommanderez dans votre entourage.
L'ARCHE DES KERGUELEN
Jean-Paul Kauffmann
éd. La Table Ronde - collection La petite vermillon, 2016
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Laurent Margantin,
- Max pp.
La photographie mettant en scène la couverture du livre en tête de l'article est de ©murielarie pour Kimamori.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.
Comments
Merci Yassi pour cette riche idée de lecture !Cet homme admirable est aussi un écrivain voyageur de contrees inattendues et d’esprits sans concession