«Caithiriin était une planète rebutante et glaciale. Arrivée seulement depuis dix jours, Andrea Cort avait déjà surpris, et ignoré, au moins une remarque à voix basse comme quoi ces adjectifs la décrivaient assez bien, elle aussi. Elle ne l'aurait jamais reconnu, mais cela ne lui déplaisait pas".
Au mois de juin, les éditions Albin Michel Imaginaire ont publié le tome 2 des aventures d’Andrea Cort, héroïne fétiche de l’auteur américain Adam-Troy Castro. Avant de vous plonger dans La Troisième griffe de Dieu, je vais vous parler de son prédécesseur, Emissaires des morts. On décolle pour un space-opéra fait d’enquêtes, de relations intergalactiques entre espèces et de tous les enjeux politiques que cela implique.
Composé de quatre nouvelles et du roman éponyme Emissaires des morts (lauréat du prix Philip K.Dick), l’ouvrage est savamment mis au point pour nous offrir la connaissance la plus complète du personnage si singulier qu’est Andrea Cort, et surtout son évolution. En effet, les éditions Albin Michel Imaginaire ont fait le choix de présenter ses premières aventures dans l’ordre chronologique de l’histoire et non pas selon leur date de sortie d’origine. Cette décision rend justice à l’héroïne, à ses questionnements et ses convictions qui ne cessent d’être bousculés au fil de ses missions, et surtout au travail qu’a fait l’auteur pour lui bâtir une personnalité forte. Prenons le temps de la présenter.
Dans un futur lointain, celui du bien nommé Système Mercantile, Andrea Cort est avocate au sein du Corps Diplomatique de la confédération Homsap (humains, donc). Mais son statut est différent de celui d’une simple employée, elle est en fait leur propriété. Le Corps Diplomatique a mis en place des contrats permettant à des personnes en difficultés de se vendre pour une durée pouvant aller de quelques années à une vie entière. Pour Andrea, cette condition ne fut pas un choix, mais une obligation. Lorsqu’elle avait huit ans, une vague de folie inexplicable a frappé la planète Bocaï où elle vivait. Humains et Bocaïens, qui y résidaient jusqu’alors en parfaite harmonie – allant même jusqu’à élever les enfants des autres – se sont soudain mis à s’entretuer.
Au milieu de ce carnage, Cort a cédé à la même pulsion meurtrière et a participé au carnage. Emprisonnée, maltraitée, étudiée, elle devient la propriété éternelle du Corps Diplomatique, situation qui lui permet de ne pas être extradée par les différentes planètes qui souhaitent la juger pour ses crimes.
Son rôle est donc d’arbitrer des conflits opposant humains et espèces extraterrestres. Cynique et profondément réfractaire à tout contact social, elle est envoyée sur différentes planètes au gré de ses missions, loin de son habitat cylindrique de La Nouvelle Londres. Si les nouvelles et le roman peuvent se lire indépendamment, un fil rouge que je vous laisse découvrir se tisse tout de même entre certains textes ...
La première nouvelle, Avec du sang sur les mains, se déroule chez le peuple Zinn. Très prospères par le passé, ils sont désormais en voie d’extinction car leur natalité est très faible, voire inexistante. Andrea est sur place pour superviser le transfert d’un criminel humain. Les Zinn souhaitent acquérir un prisonnier dangereux afin de l’étudier, en échange de secrets technologiques qui feraient progresser l’humanité d’une manière phénoménale. Andrea fait la connaissance de Première Offerte, une enfant Zinn qui s’applique à faire de notre héroïne son amie. Mais cette dernière ne pourra s’empêcher de se poser des questions ; pourquoi une espèce pacifique, pour qui crime et violence sont des notions incompréhensibles, voudrait-elle d’un homme pareil ? Cette nouvelle est une de mes préférées, et elle a le mérite de poser des bases solides que l’on ne cessera de retrouver par la suite.
Une défense infaillible est le deuxième texte de l’ouvrage, et j’y ai été moins sensible. C’est d’ailleurs la seule histoire que nous suivons à La Nouvelle Londres, et non sur une planète lointaine. Depuis l’affaire Zinn, Andrea est sous résidence surveillée. L’histoire se partage entre elle et Tasha Coombs, une collègue mais certainement pas une amie. Tasha est attaquée au couteau en rentrant chez elle après une de ses missions où elle doit démasquer une taupe.
Même si ses jours ne sont pas en danger sur le plan physique, elle a activé un système de sécurité à l’aide d’un implant cérébral qui met son esprit sous scellé, rendant impossible son interrogatoire par un ennemi potentiel. Problème, elle a changé le code permettant de la réveiller quelques secondes avant de s’évanouir.
Tasha a laissé visible une seule image, celle d’Andrea Cort. Elle seule semble être capable de trouver le code qui permettra de réveiller Tasha, afin qu’elle pointe du doigt son agresseur. Cette nouvelle est intéressante pour ce qu’elle nous apprend sur Andrea, ses relations avec les autres. Même si tout le monde semble s’accorder sur le fait qu’elle n’est en rien sympathique, il semble évident qu’elle a un grand sens de la justice et de la loyauté et que l’on peut lui confier sa vie. L’univers se construit doucement, on découvre notamment le rajeunissement perpétuel effectué par des habitants de La Nouvelle Londres, ou encore différentes modifications physiques et esthétiques.
Les lâches n’ont pas de secret est la troisième nouvelle du livre. Andrea se rend sur la planète glaciale de Caithiriin sur laquelle Varrick, un employé du Corps Diplomatique, a été surpris en train de tenter de voler une relique locale, avant de tuer un garde Caith. Ce peuple, au physique très animal, veut lui faire subir sa méthode d’exécution locale, à savoir une mort lente (cinq jours en moyenne) par écrasement. Lors d’un entretien avec Andrea Cort, le condamné joue sa dernière carte en affirmant que les Caith possèdent une autre alternative qui lui permettrait de continuer à vivre. Je ne vais pas vous en révéler davantage, mais cette solution, si elle venait à se répandre, impacterait de façon définitive notre notion de libre-arbitre.
Cette nouvelle est vraiment intéressante, car Andrea va enquêter pour savoir pourquoi la majorité des Caith préfèrent la mort à cette solution. Les questions morales jalonnent l’histoire, et nous questionnent sur la notion de fierté et de réinsertion. Ce qui se détache également du texte, et qui reste prononcé jusqu’à la toute fin du roman, c’est la qualité et le soin apporté aux peuples extraterrestres, que ce soit sur le plan physique, culturel, moral ou sociétal. Nous sommes à chaque fois transportés dans un monde à part, avec des particularités et des similitudes..
«-(...) Tant qu'elle vivra, elle ne sera jamais heureuse.
- De toute ma vie, je n'ai jamais croisé quelqu'un qui l'était, répliqua Cort d'une voix rageuse. Mais qui sait ? Elle pourrait nous surprendre, vous et moi."
Démons invisibles est mon autre nouvelle favorite de par ses nombreux questionnements. Des années plus tard, Cort est devenue une figure emblématique et controversée du Corps diplomatique. Elle est envoyée sur Catarkhus, où un membre du Corps Diplomatique a, sans l’ombre d’un doute, torturé et assassiné plusieurs autochtones de la planète. C’est non sans une certaine fierté qu’il parle de ses crimes, et des témoins sont également présents, donc l’affaire semble être des plus rapides à traiter. L’intérêt de cette nouvelle tient dans la particularité juridique de Catarkhus ; aucune loi n’existe sur la planète, et encore moins la notion de crime.
De plus, l’espèce en question est incapable de ressentir la douleur, ou même de se rendre compte de ce qui lui arrive. Nous sommes dans l’exercice de pensée. Comment réunir un jury et un tribunal si l’espèce, avec qui tout contact a été impossible, ne réalise pas qu’elle a subi une attaque ? Si la notion de bien, de mal, de punition et de châtiment ne lui sont absolument pas identifiables ? J’ai énormément apprécié ce texte, et la plaidoirie finale d’Andrea est remarquable. Dans ce texte, les rivalités avec les autres espèces se ressentent fortement, et les rancunes envers les humains également ce qui rend encore plus difficile le choix du jugement car tous refusent que la peine soit appliquée par les humains. Donc la solution doit forcément être prise sur Catarkhus …
Cette nouvelle continue de nous en apprendre, par petites touches, sur le caractère d’Andrea, son passé, mais aussi ses peurs et sa vision sur elle-même qui la pousse à chasser les monstres dont elle pense faire partie.
L’ouvrage se clôture par le roman Emissaires des morts. Andrea débarque sur la planète Un Un Un, un environnement crée par les IA-sources, des intelligences artificielles que nous avons déjà croisés dans une nouvelle précédente. Cette planète, où tout semble inversé, est plutôt inhospitalière. La station cylindrique possède une partie habitable se concentrant dans les Frondaisons, formant un plafond végétal. Le « bas » est un amas de nuage toxique survolé régulièrement par des dragons. Le tout d’une taille gigantesque, incomparable même avec La Nouvelle Londres. Pour finir, les humains présents sur la planète vivent et se déplacent sur un amoncellement de cordages et de hamacs, une formation spéciale étant requise pour pouvoir y effectuer une mission.
Les IA sources ont invité une délégation humaine à venir découvrir leur monde, mais surtout pour leur présenter leur création ; Les brachiens. Elles ont en effet créé une nouvelle espèce intelligente, très lente et rappelant les grands singes. Même si la question d’esclavage de cette espèce est posée, car la création d’une race intelligente est interdite par les accords inter-espèces, Andrea est envoyée sur place pour une autre raison. Deux meurtres ont été commis parmi la délégation humaine, et le patron de notre héroïne lui laisse sous-entendre qu’elle devra trouver un bouc émissaire s’il s’avère que les IA sont impliquées. Leur poids au sein de la société humaine est trop important, notamment au niveau de la santé, et une rupture diplomatique avec elles serait désastreuse.
L’histoire est intéressante de par ce monde si particulier qui donne le vertige, mais aussi grâce aux personnages, y compris les IA source qui en semblent tout savoir sur tout et sur tout le monde, tout particulièrement sur Andréa et sur son passé sur Bocaï, ce qui nous permet d’ailleurs d’en apprendre davatange. Son évolution est l’un des points forts du roman, notamment à travers sa relation avec Oscin et Skye.
Ces deux personnages sont des « inseps », une modification technologique qui permet à deux personnes d’être réunies en un seul esprit, tout en gardant deux corps. Ils s’appliquent donc à rappeler à tout le monde qu’ils ne sont bien qu’une seule et même personne, et tout cela est fascinant. L’enquête me semble secondaire, tant la force du roman se tient dans la construction et l’enrichissement d’un univers déjà foisonnant. D’autres choses prennent place sur Un Un Un, qui valent le coup d’être démêlées. La notion de libre-arbitre déjà évoquée dans les nouvelles précédentes prend ici tout son sens, les manipulations extérieures et d’autres questionnements remettent en cause la notion même de culpabilité, et nous en venons à nous demander qui sont véritablement les monstres. Des décisions déterminantes pour la suite sont prises à la fin du roman, ce qui donne envie de se jeter le plus vite possible sur La Troisième griffe de Dieu, qui vient d’être publié.
Les illustrations présentées dans l'article sont (dans leur ordre d'apparition) :
- Jakub Rozalski Green Fields 2018
- Georgia O'Keeffe, Seaweed, 1927
Cet article a été conçu et rédigé par Amalia Luciani
Historienne de formation elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.