La colonne vertébrale d'un pays
Je n'avais encore jamais lu un livre comme Défriche coupe brûle. Étrangement, il m'est arrivé entre les mains pendant que je préparais notre Book Club thématique consacré à La Femme. Et quel roman mieux que celui-ci pour dire La Femme. Les femmes, toutes les femmes, sont dans ces pages. Elles ne sont ni nommées ni décrites. Mais on les voit, on les sent, on les ressent, et l'on s'y attache. Que serait le monde sans elles. Que deviendrait ce pays, mis en scène dans le récit, qui traverse guerre civile et paix bien peu civile ? Elles sont là et elles font front. Elles portent leur monde, à bout de bras. Elles sont cette colonne vertébrale sans quoi tout s'effondrerait ..
Le roman nous raconte des générations de femmes. La première génération vivra la guerre et combattra au côté des hommes guérilleros. Elle élèvera ses filles. Ses filles auront des filles. Et puis nous côtoierons d'autres femmes. La mère, la tante, l'amie combattante, la femme à l'étranger qui leur vient en aide parfois. Elles sont, dans le texte, la fille, la mère, la grand-mère, la fille aînée, la deuxième fille, la troisième, la première. Surtout, ce sera notre elle, ou nos elles, qui seront en action. À chaque page, à chaque ligne. Nous la verrons au pays, à la capitale, de passage à Paris. De quel pays s'agit-il ? Dans quelle ville, quelle région se situent l'histoire? À quelle date cela se passe-t-il ? Ce n'est pas dit. Car l'histoire narrée dépasse les notions de temps et de géographie. Une mère est mise en scène. Elle est toutes les mères, elle est La Mère. De même pour les filles, qui seront mères à leur tour. Archétypales, elles n'en sont pas moins fondamentalement humaines, petites choses livrées à elles-mêmes dans ce monde ingrat. Sans ressources, elles trouveront mille ressources en elles-mêmes. Par la force de leur amour. Par la coutume de la persévérance, et parce que c'est ainsi.
Aucun personnage n'est nommé. Mais Elle me restera en tête à jamais. Je me suis attachée à elle, et à elles. Chacune est forte de sa singularité et de son histoire personnelle. On tient à rester tout près d'elle, de voir ce qu'elle va vivre à la page d'après, comment elle va s'en sortir à ce stade de l'histoire, quelle autre adversité il lui faudra essuyer. Elles sont si simples, si humbles, si ordinaires. Oui, elles sont extraordinaires par leur capacité de perpétuer l'humanité, plongées de tous temps dans un contexte parfaitement inhumain, inadmissible. Elles s'entraident. Les hommes passent. Leur font des enfants. Leur font des infidélités. Ils font la guerre. Hormis son père. Le père disparaîtra tôt de l'histoire, mais il l'a portée, avant qu'elle porte tout son petit monde.
Il me semble que si le livre fonctionne si bien, si l'on ne s'y perd pas dans les personnages et les histoires narrées, c'est parce que tout est palpable, concret, sonore et odorant. Dans le moindre détail la gestion de la vie est auscultée. Car leur vie est sans merci. Elles sont pauvres, elles ont de nombreux enfants. Elles ont fait la guerre. Mais que l'on soit en temps de guerre ou en temps de paix cela ne change en rien le traitement qui leur est réservé. On viole les filles à tout âge, par exemple, en ville, à la campagne, dans le maquis et dans les forêts. Ces filles n'ont jamais porté d'habits neufs. Elles se les donnent. Elles se les transmettent. Elles les portent à l'usure. Elles rapiècent. Elles les re-portent. Si elles sont coquettes elles mettent des fleurs dans leurs cheveux. Elles mangent de la bouillie de maïs. Quand elles ont à manger. La mère peut sauter des repas, pour s'assurer l'alimentation de ses filles. Et comment trouver l'argent pour les études ? La mère ne peut financer les frais de l'université pour toutes ses filles. À chaque stade de la vie, ses propres exigences. Que nous lirons, dans Défriche coupe brûle.
Ce roman est traversé d'un souffle généreux, et porté de main de maître par la primo-romancière Claudia Hernandez. Le récit est poignant, et tendre. Parce que rarement aura-t-on lu l'amour maternel et filial comme dans ce livre. Et puis, je vous le disais plus avant, son propos est universel. Sur tous les continents, tant que la femme est Femme, l'univers tout entier continue de tenir.
DÉFRICHE COUPE BRÛLE
Claudia Hernandez
Traduit de l'espagnol (Salvador) par René Solis
éd. Métailié 2021 (v.o. 2017)
Les illustrations présentées dans l'article sont des œuvres de Street Art au Salvador.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.