L’ami arménien, d’Andréï Makine

« Il m'a appris à être celui que je n'étais pas »

J'aime lire Andréï Makine. Ses livres m'ont accompagnée, soutenue et portée durant des épisodes difficiles de ma vie. Peut-être avec L'ami arménien j'en ai mieux saisi la raison. Et j'ai retrouvé ici l'âme prégnante qui habite ses romans précédents, que j'avais lus ces vingt dernières années. Le récit est bref, il pourrait s'apparenter à une novella (nouvelle longue). Et la quatrième de couverture nous dit que le roman est autobiographique.  L'écriture est belle, et la profondeur qui s'en dégage ample.

Le narrateur est un jeune garçon de treize ans. Il est orphelin et vit en Sibérie. À l'instar de la Russie soviétique de ces années soixante-dix, il agit en homme, non pas brutal, mais un peu brut de fonderie. Et un jour il se fait un ami. C'est un jeune arménien qui est souvent violenté par les camarades de classes. Il est faible, il est chétif, il ne cherche pas à se défendre. Dès lors le narrateur se fait fort de devenir son protecteur et il sera invité chez l'ami Vartan. Il découvre alors un monde accueillant. Il est embrassé par une humanité qu'il n'avait encore jamais côtoyée. Et dans ce royaume d'Arménie, où se trouvent temporairement ces réfugiés, il sera reçu avec dignité. Ses définitions de la famille, de l'amour, du respect, de l'espoir, se construiront à l'image de ce peuple et de sa beauté intérieure. Cette amitié, ce rapprochement avec la communauté arménienne, poseront en lui les éléments d'une métamorphose fondamentale. Ainsi il entraperçoit, et travaille à devenir, cet autre qu'il n'était pas ..

« À présent, j'y vois non pas d'obscures énigmes et d'étonnants paradoxes, mais cette vérité simple que, grâce à lui, j'avais fini par comprendre : nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bien avant la mort - dans un jeu d'ombres, agité et verbeux, considéré comme unique vie possible. Notre vie. »

Le livre n'a pas pour objet de raconter l'histoire arménienne. Le contexte historique est évoqué. Et nous savons que ce petit groupe d'arméniens s'est rendue dans ce lieu parce que leurs proches se trouvent dans le centre de détention local. Ils attendent leur jugement et les verdicts. Durant ce bref temps ils sont installés de façon précaire, comme c'est le cas toujours d'un peuple errant. Ils ont si peu de possessions, pour ainsi dire pas de mobilier dans leurs chez eux. Ils ont un toit sur leur têtes, des murs froids, un sol rêche. Et pourtant, c'est dans ce décor que le narrateur rencontre et hume la chaleur. Un simple tissu accroché au mur, une théière authentique pour servir le thé, une photographie de famille, suffisent pour faire parler son passé et son identité.

Sait-on dire la douceur, la noblesse d'âme, l'ancrage et la sagesse par des mots ? Bien-sûr que non. Mais si l'on est un Andréï Makine, bien-sûr que oui ! C'est la communauté arménienne qui est nomade et sans terre, et pourtant le narrateur apprendra l'ancrage à leur contact. Il apprendre de son ami qu'être un homme n'est pas ce qu'on lui avait transmis jusque là.
Vartan est malade, il est faible, introverti, tout sauf querelleur et arrogant. Mais il n'y a pas plus solide que ce garçon. Sa force est intérieure, sa force est immense. Et cela lui vient peut-être de sa lucidité, de sa compréhension juste de l'être humain, de l'homme, de la femme. Les émotions vraies et sous-tendues d'honorabilité n'ont nul besoin d'être démonstratives, encore moins de dégénérer en violence. Préserver son identité, dans le temps, contre vents et marées, voilà peut-être ce que le narrateur apprend de ses nouveaux amis, de cette famille en quelque sorte adoptive. Ils lui offrent un modèle, une référence fiable et intemporelle dans l'échelle des valeurs.

L'ami arménien est un livre qui se laisse lire facilement. Mais certains, dès leur première lecture, le savoureront lentement. D'autres décideront de le lire et le relire. Parce qu'un art de vivre, et un art d'Être s'y trouvent. Et pour ma part, j'ai trouvé dans ce texte un condensé de toute une vie d'écriture. Texte épuré, il contient tout ce que Makine m'avait patiemment dit, dans tous ses romans d'avant. Parfois une phrase de ce récit, à elle seule, porte en son sein un précédent livre, qui pour moi avait été un ami cher, fiable.

L'AMI ARMÉNIEN
Andréï Makine
éd. Grasset 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Photographie de Joan Fontcubert, série Fauna,
- Alphabet arménien.
La photographie mettant en scène la couverture du livre est de © murielarie pour Kimamori.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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