« Ceci n’est pas un vrai livre. Il ne traite pas de vraies personnes, et ne devrait pas être lu par de vraies personnes non plus. Mais il existe déjà tellement de vrais livres écrits pour de vraies personnes, et tant d’autres à venir, que je ne pense pas qu’un petit livre insolite comme celui-ci, écrit pour les rares amateurs de magie, puisse être vraiment considéré comme une étrangeté.»
Quoi de mieux qu'une intrigante citation pour nous plonger dans une histoire et un univers singulier ? C'est par celle placée en tête d'article que s'ouvre le roman de Stella Benson, Le fort intérieur. Et si un adjectif devait avoir été inventé pour définir cet ouvrage, ce serait "insolite" sans l'ombre d'un doute !
Ce récit est difficile à placer dans une case, et ce serait peine perdue de s'y aventurer. Je vais pourtant essayer de vous parler, du mieux que je peux, de ce roman qui a vu le jour en 1919 et qui est tombé entre mes mains à la fin de cette si triste année 2020.
Et j'en remercie les éditions Callidor qui m'ont permis de connaitre l'œuvre - et la plume - pleine d'humour de Stella Benson !
L'histoire se déroule à Londres, et ses alentours plus ou moins imaginaires et fantastiques, pendant la première guerre mondiale. Quelques personnages (disons condescendants) assistent à leur habituelle réunion de comité de bienfaisance lorsque surgit soudain une jeune femme qui, ne révélant rien de concret sur son identité, s'avère être une sorcière. Mais attention, une vraie de vrai, trimballant avec elle des petits paquets de magie et volant sur un balai nommé Harold. Tout comme les participants à la réunion, vous devez sûrement déjà vous demander où est-ce que vous êtes tombés. Pas de panique, tout est normal. Mais si vous acceptez de vous laisser porter, sans restriction et sans idées reçues, bref, si vous vous laissez habiter par la magie qui emplie Le fort intérieur, vous serez transportés.
« Il est triste de voir une personne rebelle et saine par nature s’égarer sur le chemin monotone des œuvres de bienfaisance. De jeunes insouciants pleins d’entrain posent leurs pieds imprudents sur cette voie bordée de fleurs, tandis que de braves pauvres leur soufflent des remerciements soumis qui leur montent à la tête comme du vin.. »
L'histoire ne se construit pas réellement dans une narration habituelle. Le fort intérieur est plutôt composé d'un enchaînement de scènes, qui prennent bien sûr place dans une intrigue plus générale. Ce déroulement peut en disperser plus d'un, bien sûr, mais cela permet tout de même de toujours garder un rythme soutenu, sans la moindre pause.
Si nous sommes évidemment dans le style littéraire de la fantasy , Stella Benson nous offre surtout une satire sociale sans grande concession. Il faut dire que l'auteure a mis beaucoup de sa propre vie dans son œuvre ; mariée avec un diplomate avec qui elle voyage énormément, Stella Benson a travaillé dans les comités de charité qu'elle dépeint avec autant de cynisme. Elle glisse de nombreuses répliques cinglantes, notamment venant de la bouche de son personnage principal, Sarah Brown - dotée des mêmes initiales et également problèmes de santé, par exemple une quasi surdité - qui a pour métier d'enquêter sur la façon dont les pauvres utilisent l'argent prêté par les bonnes œuvres. Je me souviens notamment d'un passage assez remarquable où, regardant les oiseaux devant sa fenêtre, elle dit "les moineaux sont les vilains pauvres par excellence, les religieux qui font la quête, les gitans des airs. Ils réclament l'aumône comme un droit et une preuve d'amitié. (...) Lorsqu'ils ont pris tout ce que vous aviez à offrir, ils vous font un clin d'œil, gloussent et nettoient leurs pattes de la poussière de vos fenêtres".
Stella Benson manie l'ironie et l'humour avec un grand talent. Elle dépeint une petite société bourgeoise qu'elle connaît bien, et qui n'a souvent de "charité" que le nom.
Dans son roman, elle crée sur l'île Moufle une pension dénommée le fort intérieur, à destination de toute personne en marge de la société. C'est là que trouvera refuge Sarah Brown, accompagnée de sa valise nommée Humphrey et de son chien David. Au même titre que la sorcière, Sarah Brown est un personnage atypique et marginal, un peu comme semblait l'être Stella Benson. Sarah Brown, mal à l'aise en société et avec son propre corps, gênée par son état de santé, et peu épanouie dans son travail qu'elle commence à remettre en question de part son côté intrusif et injuste, ne correspond pas aux standards de son époque.
« - Sapristi ma bonne dame, pourquoi pleurez-vous donc ?
- Je ne pleure pas, répondit l’étrangère. Je n’autoriserai jamais qu’en tombant, une seule de mes larmes arrose le moindre grain de blé de votre maudit pays. Je ne pleure pas, ah, ça non. . »
Les personnages de Stella Benson veulent s'émanciper du carcan social de l'époque. Il est d'ailleurs très intéressant de les voir tous évoluer et vivre leur vie pendant le conflit armé. Cette vision de ceux de l'arrière, qui souvent offrent à l'effort de guerre toutes leurs économies, donne du corps au texte et une mise en contexte qui contraste avec la magie (notamment le monde en bordure de Londres, la faerie).
A la mort de Stella Benson, Virginia Woolf écrivait "Lorsqu'une autrice telle que Stella Benson meurt, notre chagrin n'a que peu d'importance ; elle n'éclairera plus ni l'endroit ni le temps présent ; c'est la vie elle-même qui se fane". Que pourrais-je rajouter après ça ?
Le fort intérieur est un récit déconcertant que j'aurais aimé découvrir pendant mon adolescence. Plein de poésie, c'est surtout l'humour que je vais retenir. On rit beaucoup, devant la naïveté de la sorcière, l'étourderie de Sarah Brown, ou juste par les remarques que glisse Stella Benson. Je conclurais cette chronique en évoquant le magnifique travail d'illustration fait par Anouck Faure qui, par ses dessins, donne vie à ce monde que l'on quitte un peu à regrets ...
Comment ça … « échapper à la loi » ? Ne saviez-vous pas que toute magie vit et prospère grâce au courroux de la loi ? Avez-vous oublié notre brave tradition de martyres et de bûchers ? Le monde n’est-il pas déjà assez insipide ? Que voulez-vous que devienne la magie ? Une filiale de la Fonction publique ?
Les illustrations présentées dans l'article sont (dans leur ordre d'apparition) :
- Le Pont de Charing Cross de Camille Pissarro (1890)
- John William Waterhouse - Magic Circle 1886
- The lancashire witches, 1848, William Harrrison Ainsworth
L'auteur de cet article et désormais chef de rubrique Littérature de l'Imaginaire dans le journal bimensuel et sur le site de Kimamori est Amalia Luciani. Découvrez-la par ses propres mots :
Je m'appelle Amalia, j'ai 26 ans. Diplômée d'un master d'histoire, je suis passionnée d'écriture et de livres, tout particulièrement dans le domaine de la fantasy, de l'anticipation et des polars bien noirs et sanglants.
Mes articles sont parus dans divers journaux, dont en 2013 sur le site de l'Express. En 2012, une exposition individuelle à la galerie Collect'Art de Corte a célébré mes photographies, ma seconde passion. Enfin, en 2018, j'ai remporté le prix François-Matenet, à Fontenoy-le-château dans les Vosges avec une de mes nouvelles ayant pour thème l'intelligence artificielle. La même année j'ai co-animé une conférence sur la place des femmes en Corse, du 19ème siècle à nos jours, un des thèmes de mon mémoire de recherche à l'Université.