L'Amérique et son malaise
Voilà une fois de plus un roman américain qui vous bouscule, vous hache le cœur et la tête, et qui vous hante longtemps après lecture. Je ne choisis pas ces mots par hasard. Conduit comme un thriller, c’est le roman de l’Amérique et de son malaise. Premier livre de Stephen Markley, jeune auteur universitaire de 37 ans, originaire de l’Ohio, il a ébranlé le monde de l’édition et je vous invite à consulter YouTube à la recherche des interviews de l’auteur, très éclairantes sur ses motivations.
Nous sommes en présence d'un récit à la construction foisonnante et ambitieuse ; qui ne lâche jamais le lecteur. Ce roman fiévreux et nostalgique raconte la désillusion de la jeunesse blanche américaine « middle class » post 11 septembre. Une sorte de prologue - qui a lui seul résume bien le déclin de ce coin du Middle West - annonce un précipité de l’Amérique profonde déclinante, économiquement et politiquement.
À partir d’une soirée chaude et humide de 2013, dans la petite ville imaginaire et sinistrée de New Canaan, Ohio, l’auteur tisse une toile d’araignée complexe autour de quatre personnages principaux qui passent respectivement sur le devant de la scène, entraînant avec eux d’autres compagnons secondaires. Chacun raconte selon sa propre perspective le basculement d’une adolescence pleine de rêves à une vie d’adulte où la corrosion des convictions, l’usure des sentiments, les trahisons passées et les fautes commises laissent perdants et blessés, sur « le carreau », sans repères ni espoirs. Résilience pour certains, drogues et alcool pour d’autres sans oublier ceux qui deviennent « accros » aux guerres menées en Irak et Afghanistan ... il y a cela et bien plus encore....
Des personnages sourd une angoisse existentielle. On avance à tâtons dans le récit des échecs, mensonges de toute une génération. Chacune de ces existences, immanquablement mêlées à celles des autres, nous est donnée littéralement, sans afféteries ni exercices de style. Il n’y a ni pose ni morale, juste un constat amer. Cette soirée et nuit de 2013 est l’aboutissement dramatique d’années vécues sur le fil, ici décrites avec une acuité filmique, précise et intense par le biais de flash-backs mémorables. La face obscure du décor dissèque les fractures de chacun, nées à partir des années lycée, époque d’une fausse insouciance.
Roman puissant sur l’envers des choses et des évènements, mêlant l’intime à l’histoire nationale, il s'avère addictif et convoque notre propre expérience et nostalgie des idéaux de notre jeunesse. Je suppose que l’écrivain a pris du temps pour parvenir à ce livre très abouti au déroulé parfaitement virtuose, avec ses descriptions d’évènements et la mise en lumière de sentiments fouillés, maîtrisés et nuancés. Soulignons aussi, tant chez l’auteur que chez son traducteur, une attention constante au rythme et aux ambiances sonores, souvent fictives. Ce roman ne laisse pas indemne ; on navigue entre brèves lueurs et obscurités profondes où se débattent les laissés-pour-compte de ce cliché appelé rêve Américain.
OHIO
Stephen Markley
Traduit de l'anglais (américain) par Charles Recoursé
éd. Albin Michel
Grand Prix de littérature américaine 2020
Les illustrations présentées dans l'article :
- Scène d'ouverture du film Mulholland Drive de David Lynch (détail),
- Photographie de Gio Gaãœmar.
Cet article a été conçu et rédigé par Françoise Shah, fan de cinéma et de littérature.