Être interchangeable ?!
Sait-on bien ce que veut dire déshumanisation... Après avoir lu le roman de Charles Yu c'est pourtant le mot qui nous habitera. On ressentira de l'intérieur ce que veut dire "être interchangeable", être plat, être dans un rôle que l'on n'a pas choisi mais qui nous a été distribué, de fait. La femme blanche, l'homme noir, l'Asiat. de service restent chacun à leur place dans ce Chinatown, intérieur qui capture ainsi un cliché de la société américaine d'hier et d'aujourd'hui. La forme du roman, sa structure narrative, son déroulé, sortent pourtant en tous points des sentiers battus. Interloquée, je suis restée bouche bée.
On ne s'étonne pas de le voir lauréat du prestigieux prix littéraire américain National Book Award américain 2020. Notons qu'il a été également finaliste du Prix Médicis romans étrangers 2020.
Un jeune chinois de Chinatown nous raconte l'histoire de sa vie, de celle de ses parents et de sa communauté. Sous forme de scénario théâtralisé, le lecteur assiste à des séquences de film. Les dialogues sont retranscrits. Parfois on est dans un polar qui se nomme Noir et Blanc (les deux enquêteurs étant un homme noir et une femme blanche), parfois on est plutôt dans les séries B à la Bruce Lee. Notre narrateur veut atteindre un jour le rôle de "Kung Fu Master", incarné avant lui par son père. Ce serait, pour lui, la grande réussite de sa vie. Le lecteur, à son côté, se demandera, progressivement, s'il s'agit là réellement d'une réalisation, ou d'une perte de soi.
Je vous parlais plus avant du travail sur la forme. Elle est déroutante. La typographie même relève d'un texte dactylographié à l'ancienne, banalisée, sans polices de caractère personnalisées ni pagination qui met en valeur le contenu. On ne sait jamais si l'on est dans le film mis en scène ou dans la vraie vie du narrateur. Car les personnages sont les mêmes, et la frontière si mince, entre le rôle de l'acteur et la personne humaine qui tient ce rôle. Lentement on rentre dans le cadre et l'on s'émeut de lire l'histoire de la vie des uns et des autres. Ces "Asiat' de service" qui prennent l'accent comme il le leur est demandé, qui deviennent fades et interchangeables s'avèrent être nés aux États-Unis, avoir fait de belles études, avoir cru à la possibilité de n'être plus "Asiat' de service", "Incroyable Guest Star" ou "Vieil Asiat". L'histoire de leurs parents, à leur tour, devient plus poignant encore : ils avaient traversé des continents de souffrance pour que leur enfant ait une vie meilleure.
Et puis il y a une autre dimension à ce livre. Sa part d'humour est fabuleuse. C'est extrêmement drôle sans n'avoir absolument rien de drôle. L'aspect scénique de la narration nous donne le sentiment d'être dans une monumentale supercherie. Tout ceci est un gag. Alors on peut en rire. Les dialogues entre le flic noir et la femme flic blanche sont d'un ridicule à se fendre de rire. L'Incroyable Guest Star se surpasse si bien qu'au lieu de monter en grade, il va devenir La Mort. C'est-à-dire que quarante cinq jours durant il ne peut plus apparaître sur scène, car il est nécessaire que les spectateurs oublient son visage afin qu'il joue dans un autre rôle, interchangeable.
Doucement le récit se dirige vers le roman. Arrive enfin le moment où le narrateur rencontre une âme-sœur. "Appelle-moi Wu", lui dit-il. Et l'homme Ming Chen Wu pourra alors faire l'expérience de la vie. L'histoire, dès lors, devient très universelle et chacun pourra s'y reconnaître. Quelles sont les choses auxquelles nous donnons priorité, correspondent-elles à qui nous sommes, et ce que nous désirons profondément ... Rien n'est moins sûr ! Et c'est la vie.
CHINATOWN, INTERIEUR
Charles Yu
Traduit de l'anglais (américain) par Aurélie Thiria-Meulemans
éd. Aux Forges de Vulcain 2020
Finaliste Prix Médicis roman étranger 2020
Lauréat National Book Award 2020
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Rea Lynn de Guzman,
- Sanjay Vora.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.
