La nature de l'eau
Nous connaissons la maison d'édition Delcourt pour ses bandes dessinées, mais depuis quelques années sa petite sœur Delcourt littérature est née, et je découvre de jolis trésors en suivant leurs publications. Porc braisé de la primo-romancière chinoise An Yu est paru cette année, dans sa version originale en anglais, et dans sa traduction française. Les fans de la première heure de Haruki Murakami retrouveront ici la douce saveur d'un monde fantastique qui s'insère dans le récit le plus naturellement du monde. La fluidité du récit, la finesse avec laquelle il est mené et les multiples facettes du personnage principal, très ordinaire au départ, très hors de l'ordinaire progressivement, transporteront tous les lecteurs. Pour ma part, j'ai été enchantée, tout en douceur !
Le roman s'ouvre sur une curieuse scène où une femme se prépare à partir en voyage avec son mari. Alors qu'il est en train de prendre un bain, elle vient le voir pour lui soumettre un choix de foulards à emporter dans ses bagages. Et elle trouve son époux froid et rigide, dans une drôle de position. Il est mort dans sa baignoire et ne lui a laissé qu'un seul indice : un dessin tracé de sa main, qui représente un étrange homme-poisson.
Jia Jia, la jeune veuve, découvre que son époux ne lui a laissé que leur appartement en héritage. Sa belle-famille la rejette. Elle ne sait que faire d'elle-même et de sa vie, pour s'en sortir, pour survivre moralement. Elle erre, et se rend souvent dans le bar qui se trouve en face de chez elle. Progressivement nous apprenons à la connaître, au même rythme qu'elle-même se redécouvre, se rappelle ce qu'elle était avant d'opter pour ce mariage de raison. Artiste peintre, elle cherche à se libérer, à faire un retour vers elle-même. Et puis elle part au Tibet, à la recherche de l'homme-poisson rencontré par son mari ; et y fait d'étranges découvertes...
La thématique du roman est très simple, déjà vue, déjà lue. Mais la manière dont elle est traitée est charmante. Ce livre est d'eau ! L'écriture coule tranquillement et infailliblement, telle la rivière qui trouvera toujours son chemin, et franchira tout obstacle érigé sur sa route. Et le monde de l'eau, un autre monde, invisible et mystérieux, accueille Jia Jia, par moments, sans prévenir. Elle se retrouve au cœur du tableau affiché ci-dessus ! Un monde immatériel, apaisant et effrayant. Sombre, qui anéantit toute corporéité, ce monde-là racontera à Jia Jia son histoire. Et nous-mêmes, pendant le temps de la lecture avons la sensation que le temps s'est arrêté, que nous sommes dans une autre dimension.
Vous l'aurez compris, nous sommes malgré tout dans un récit familial, qui s'intéresse parallèlement aux conventions de la société. La place de la femme, son rôle en tant qu'épouse, le regard porté sur elle par les autres. Bien entendu les conventions et superstitions s'en mêlent. Mais le délicieux ici est précisément que les personnages centraux sont autres. La mère de Jia Jia est une énigme. Son père est dans l'ombre. Les circonstances de leur séparation sont tues. La tante, la grand-mère, la meilleure amie de Jia Jia nous intriguent. Et l'on retrouve Murakami tout jeune dans ce livre : il a un bar, et s'appelle Léo. La compagnie de ce Léo est plus tranquille encore que la plus douce eau que l'on puisse imaginer. C'est un écrivain, qui n'écrit jamais mais qui, en dehors de ses heures de travail, fixe le vide des heures durant, tout comme s'il méditait, ou qu'il laissait le champ libre à un roman en chantier ! Et dois-je vous parler des personnages que Jia Jia rencontre au Tibet ?! Ils sont aussi ordinaires, et aussi oraculaires que possible.
De temps à autre, en vous parlant d'un roman j'évoque également l'objet livre. Parce que la couverture est belle, parce que les feuilles ont une qualité agréable au toucher. Parce que l'ensemble est harmonieux et m'a profondément convenu. C'est le cas ici. J'ai aimé le livre dans son ensemble. Je l'ai dévoré, et il me faudra le relire, plus lentement. Mais il est tombé à pic, dans un moment où je recherchais une histoire simple et profonde à la fois ; imagée mais non compliquée, tenue mais non figée. Et la cerise sur le gâteau a été la rencontre d'un champ de tulipes scintillant, et d'un plat de porc braisé, qui détiennent le secret de l'éphémère et de l'éternel.
PORC Braisé
(Braised pork)
An Yu
Traduit de l'anglais (Chine) par Carine Chichereau
éd. Delcourt Littérature 2020 (v.o. 2020)
Les images présentées dans l'article sont les oeuvres de :
- Frédéric Charles Robert Nion (art numérique),
- Alan Thllt (concept-artiste & character-designer).
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.