Fera tâche d'huile ?...
Je vais être sincère avec vous, je ne pensais pas que j'allais dévorer ce roman tel un thriller où les pages se tournent toutes seules ! Le sujet en lui-même semble austère et mille fois lu : un couple se délite, avec en arrière plan le contexte américain du McCarthysme. Mais que voulez-vous, un auteur qui maîtrise l'art du roman, sa construction, et ses montagnes russes saura toujours insérer quelque chose de particulier, ET quelque chose d'universel dans son écrit. C'est le cas ici, et avec maestria Rick Gekoski, universitaire, écrivain et marchand de livres rares, nous offre un roman haletant, drôle et grave à la fois. Notez que Long Island Story est son deuxième roman, et qu'il a écrit le premier à l'âge de soixante-douze ans.
Long Island Story est typiquement un roman américain, ou devrais-je dire, de l'Amérique. Les personnages, leur historique familial, le mode de vivre du couple et de la famille, leurs logements, leurs opinions politiques ou leur militantisme, tout cela est un parfait reflet de ce grand pays caricatural et pourtant très ancré. Le roman s'ouvre sur un trajet de voiture. Un couple et leurs deux enfants quittent leur appartement de Washington et se rendent chez les grands-parents à Long Island. Le père reviendra en ville à la fin du week-end, son épouse et ses enfants resteront en vacances. Or un grand changement se profile dans leur vie. Cette fois il n'est pas question de quelques semaines de vacances passées chez les grands-parents comme à l'accoutumée, les enfants le comprennent très vite : ils vont rester là-bas. La famille va déménager, le père va changer de situation professionnelle, et par-dessus tout cela, une crise de couple devra être traversée par leurs parents. Et bien entendu tout ne se passera pas comme prévu. Bien entendu le mari n'a pas tout dit à sa femme. Bien entendu des rebondissements inattendus attendent le couple et nous, lecteurs.
Nous avons tôt fait de situer le contexte temporel et historique. Le père est un ancien communiste convaincu, un socialiste militant. Il sait être dans le colimateur de l'organisation étatique McCarthyste. Jusqu'ici il s'en est bien sorti mais cet avocat évoluant au sein du ministère comprend qu'il vaut mieux prendre les devants avant que malheur le foudroie. Dans le roman ce contexte n'est pas particulièrement détaillé. Nous savons tous de quoi il retournait, la chasse aux sorcières, nous l'avons lue sous la plume d'Arthur Miller. Mais ce n'est pas anodin si aujourd'hui Rick Gekoski décide de poser ce décor politique dans son livre. De temps à autre les personnages discutent de leur pays, et des américains, voire de l'âme américaine. Leurs propos sonnent étrangement actuels.
Mais revenons à l'histoire ! Addie et Ben Grossman sont un jeune couple. Leurs enfants sont encore jeunes. Ils sont tous pétillants, vifs d'esprit, dotés de conscience et d'humour. Aucun n'est un archétype de la famille américaine. Mais chacun est enfermé dans son monde. La flamme s'est perdue dans le couple. Les enfants font une lecture au premier degré du contexte politique. Et les grands-parents reflètent la génération précédente. La grand-mère est une femme de poigne, qui fait la cuisine et ne demande pas de détails à son mari sur la provenance des revenus en liquide qu'il distribue aux enfants pour les soutenir. Chacun a son équipe préféré de Baseball. Ils chantent en voiture leurs classiques de variété américaine... L'écrivain semble se délecter en peignant ces figures-type. Et, à sa manière, il les aime ses personnages, chacun tel qu'il est, avec ses incohérences et ses doutes. Parce que la vérité humaine est peut-être là, et qu'il y a bien plus de vérité dans une caricature que dans un récit réaliste.
Voyez-vous, c'est précisément pour cela que j'ai aimé ce roman. Un film se déroule sous nos yeux. Aucun détail n'est fortuit, et les personnages sont exagérément ce qu'ils sont. L'infidélité du mari est pittoresque, sa maîtresse grandiose, la réaction ingénue de l'épouse parfaitement fatale. La fin est à l'image du reste : c'est parfait et pourtant. Et je ne peux faire autrement que terminer cette chronique par la traduction sublime de ce "et pourtant" en japonais (Sarinagara, qui se traduit également par cependant), illustré dans ce haïku de Issa :
Je savais ce monde
éphémère comme rosée
et pourtant, pourtant
LONG ISLAND STORY
Rick GekoskiTraduit de l'anglais
par Catherine Gibert
éd. Belfond 2020 (v.o. 2018)
Les images présentées dans l'article sont les œuvres de Edward Hopper.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.