Deux sœurs dictionnaires !
J'avais lu dans le magazine littéraire américain The New York Review of Books, une très jolie revue de ce roman, qui m'avait donné envie de le lire... Au sortir du confinement il s'est imposé à moi, avant tout autre livre. C'est en sa compagnie que j'allais faire mon retour à la réalité. Une réalité très décalée bien entendu puisque le roman relate l'histoire de deux sœurs jumelles qui ne vivent que par et pour les mots !!! Ce fut un pur délice, doté d'un humour exquis. Et en prime une fin faisant un grand écart avec le reste du livre. Je ne sais quand il sera traduit et disponible en français. Je pense en revanche que ce sera un exploit de le traduire.
Vous l'avez compris, The Grammarians parcourt la vie de deux sœurs, depuis leur naissance jusque loin dans leurs vies. Elles sont jumelles. Leur ressemblance physique est si absolue que personne ne sait les distinguer, ni même leur mère, pendant longtemps. Et elles sont très proches. Avant même de parler elles ont un langage secret qui les relie. C'est un babillage indistinct pour les autres, mais pour elles deux, il est parfaitement compréhensible. Puis un jour, leur père rentre à la maison avec des trésors dans le coffre de sa voiture. Il en sort un dictionnaire, volumineux, grand, lourd qu'il transporte dans la maison avec son support sur pied. Le livre précieux, ancien, riche est ainsi installé sur son piédestal. Et les deux sœurs s'engagent dans la vie avec les mots qui s'y trouvent. Elles l'étudient, elles contemplent et méditent les mots et leur définition. Elles pénètrent aussi l'antre de la grammaire, de la disposition des mots formés ensemble. Leur vie se passera dans les mots, avec les mots, en compagnie des mots. L'une sera enseignante, l'autre éditrice. Toutes deux écriront. Et bien-sûr elles seront inséparables, jusqu'au jour où...
Chaque chapitre du livre porte pour titre et citation mise en exergue, un mot et sa définition, souvent issue de ce vieux dictionnaire. Et le chapitre raconte un moment de vie où ce mot est vécu, dilaté, dévoilé dans le cours des événements traversés. On verra qu'un mot peut vouloir dire une chose, mais également parfois son contraire. La vie semble fidèle aux mots qui la disent. Et notre Daphne et notre Laurel s'y ancrent. D'autres personnage peuplent le roman à leurs côtés. Les parents des jumelles, leur oncle, sa femme et son fils. Puis plus tard le directeur de l'école où Laurel sera institutrice, et bien entendu leurs époux respectifs. Tout ce monde est harmonieux et forme un monde vaste. Les uns et les autres nous accompagnent tout le livre durant. Et leur devenir nous intriguera, nous touchera, nous amusera aussi.
Mais attention. Il y a une chose que je ne vous ai pas dite encore. Le livre est drôle. Il est succulent de scènes juteuses et hilarantes. C'est très intelligemment drôle et bien-sûr, le regard décalé des personnages, leur nature peu commune est un délice en soi. Tout passe par la langue, par l'exploration des mots et de la grammaire. Et les sentiments et travers humains y trouvent leur place car ils sont universels et cette fois bien réalistes.
J'avoue avoir été très étonnée par la fin de l'histoire. Les derniers chapitres sont déliés selon une narration différente. Et la mère, Sally, devient presque le personnage principal. Cette mère qui ne comprenait pas ses filles, qui était si peu à l'aise avec elles, finalement s'impose au lecteur. L'instinct maternel, la présence de la mère arrive ainsi sur le devant de la scène bien tard. Et la saveur du livre s'en trouve changée. Lors de la lecture cela ne m'a pas plu. J'aurais voulu que le roman soit égal et harmonieux jusqu'au bout. Or c'est si difficile de clore un récit. L'écrivaine a opté pour une sorte de fuite. Toutes ces pages de la fin sont attendrissantes, et, une chose importante se révèle à nous : le personnage principal, le personnage le plus important du livre, est Le Dictionnaire. Il relie, sépare, réunit...
Il serait peut-être temps que je situe le contexte géographique du récit. Nous sommes aux États-Unis sur la côte est. Nos protagonistes sont dans la région de New York, dans des villes aisées. Les filles grandissent à Larchmont. L'une vivra avec son mari à Greenwich. Elles seront universitaires puis dans la vie active au cœur de Manhattan. Les quartiers de Manhattan ont leur place dans le récit puisque cette ville est multiple. Quand les sœurs étudiantes cherchent un appartement à louer on aime lire leur désir ou leur rejet de tel ou tel coin de l'île. Et lorsqu'elles s'éloignent l'une de l'autre, naturellement l'une s'est installée à Brooklyn alors que l'autre est à Greenwich. Moi qui connais ces lieux pour y avoir été, ai pris plaisir à leur présence dans le livre. Et voir évoluer ces deux personnages dans la vie active du milieu éditorial et journalistique new-yorkais a été un régal en soi. Bien que, à la fin, tout change. Le monde n'est plus le même. La primauté des ces journaux et revues littéraires tant révérés est ramassé dans un mouchoir de poche. Ainsi donc, si le récit se délite et change de point de vue, s'il se fait nostalgique et quelque peu mélancolique à la fin, c'est peut-être parce qu'une question plus large y est contenue.
Il me faudrait dire encore un mot de cette divergence monumentale qui s'empare de nos sœurs dans le roman. Elle est grammaticale bien entendu ! À quoi sert le langage ? Et la langue parfaite, réellement juste, où se place-t-elle ? Est-ce l'épure de la structure grammaticale et la précision joliment maniée du champ lexical qui prime ? Ou est-ce la sincérité et la simplicité d'une phrase qui, quand bien même très mal exprimée, raconte une vie, un malheur, une humanité... La grande division du monde se situe là, peut-être. L'érudition intellectuelle revêtue d'un peu de pédantisme d'un côté, le populisme submergée d'une existence par trop difficile de l'autre. La fracture américaine et mondiale ne sont-elles pas capturées dans une fracture de l'usage de la grammaire ?
Lisons le livre. Pensons le monde. Et pour ma part j'attends impatiemment la traduction française de ce roman, si impossible à traduire !!
THE GRAMMARIANS
Cathleen Schine
éditions Sarah Crichton Books (Farrar, Strauss & Giroux) 2019
Les images présentées sont les oeuvres de :
- Leah Saulnier,
- Katie m. Berggren,
- Jaume Plensa.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.