Je frotte mes espadrilles déjà bien abîmées sur la terre sèche au pied du mur sur lequel je suis assise, inconfortablement. Ma robe, trop serrée, remonte ; on rajoute chaque année une bande de tissu, en bas, pour la rallonger. J'ai la chance de mincir même si je m'allonge. Je suis moche, mal habillée mais j'ai plein d'envies, des envies de tout ! L'été est sans fin, comme chaque année. Mais c'est le dernier jour avant la reprise d'une nouvelle année scolaire. Je préfère continuer à aller à l'école durant le mois de juillet et d'août, faire des révisions. Je m'occupe aussi des petits, je fais des travaux de bricolages, comme repeindre les tables des maternelles. Les élèves retournent dans leur famille en général puisqu'il n'est pas question d'aller à la plage, c'est pour les touristes. J'avais le choix, aller aider mon oncle dans son épicerie, loin de la ville, ennui total, ou rester.
Je vois Alberto et Manuelo sortir de l'école secondaire. Je les attends comme chaque jour et nous nous rendons sur la place des guitaristes où il y a un peu d'ombrage et de monde. Comme toujours, Alberto fait l'imbécile. Lui n'a pas de famille et c'est une lointaine cousine qui l'a recueilli à sa naissance. Il fait des passes de foot avec un gros caillou, se déhanche, siffle, danse. Il vérifie que je le regarde. Car je le sais, il veut me plaire. Il a un petit faible pour moi depuis longtemps. Franchement, je ne le vois que comme un gamin amusant. Manuelo, en revanche... j'apprécie sa présence, rassurante, mâture. Il est très silencieux, perdu dans ses pensées, à réfléchir, mais son regard est si doux ! On raconte qu'il a des problèmes de santé et que ses parents doivent le garder près de lui. Je pense qu'il ne peut s'éloigner de sa chambre et de ses livres qui remplissent un mur entier. Il nous suit, s'adapte, mais reste assez silencieux, sourit parfois, se laisse porter par nos blagues idiotes.
On s'assoit, toujours sur le même banc, et on laisse le temps s'écouler, peu pressés de rentrer.
Comme d'habitude je cherche désespérément le linge qui pend des balcons bleus de cette place des guitaristes. D'habitude, nous avons droit aux culottes très larges des grand-mères, aux tee-shirts bariolés des enfants, aux nappes rouges, jaunes, qui dégoulinent sur les passants. Nous arrivons à deviner la famille qui vit dans l'appartement situé derrière le balcon et très souvent des fou-rires s'emparent de nous. Qui peut mettre ce corsage, et ce pantalon tout fripé... ? C'est un jeu, surtout si le même linge réapparaît, linge qui traverse les âges. Même en grandissant, on continue à pouffer de rire, bêtement, et on énerve les guitaristes !
Ce jour-là une fenêtre s'ouvre, une personne sort avec du linge à étendre. Une personne handicapée, une jeune femme à qui il manque une jambe et qui sautille pour arriver au bord du balcon. La manœuvre est périlleuse. Elle étend les vêtements aussi invraisemblables, les uns que les autres, robes larges de deuil, ces fameuses culottes larges et quelques pantalons, dont il manque une jambe. On ne rit plus. Nous détournons le regard, et écoutons les guitaristes.
- Lola, tu la connais ?
Alberto parle en frottant avec ses pieds une fleur rouge tombée du flamboyant, qui s'agite au dessus de nous. Une odeur sucrée nous parvient, un peu écœurante.
- Oui... mais oui, c'est Carmen ! Carmen, LA Carmen !
Ma voix est véhémente, exagérément. Je viens de réaliser qu'elle n'est pas morte, ce que je croyais à tort. Je l'avais enterrée un peu vite. Ma surprise est grande. Je suis culpabilisée et c'est presque en chuchotant que je précise :
- Je croyais qu'elle était ... comment dire, morte. Tu sais, Alberto, le dernier carnaval en juillet, des gens ont été piétinés et certains sont morts. Elle, la reine du défilé ...
Je me tais. Oui, depuis trois ans Carmen a été la reine de la parade mais aussi et surtout la reine de ma vie, mon modèle. Elle m'a inspirée toutes ces années et j'ai été mortifiée de cet accident que j'avais cru mortel.
Manuelo nous regarde, en colère.
- Vous ne savez rien d'elle. Elle n'a jamais voulu participer à ce carnaval, ce foutu carnaval ! Son père, tu le connais Lola, l'obligeait. Il voulait qu'elle se marie au mois d’août avec ce richissime et dégoûtant Augusto !
Alberto s'exclame :
- Eh bien, tu sembles en savoir des choses !
- Elle voulait être médecin, médecin pour les enfants. Et je devais l'aider à s'enfuir début août pour rejoindre le continent américain. Tout est tombé à l'eau... son mariage aussi.
Manuelo a les larmes aux yeux. « Et je l'ai perdue aussi !»
Un léger vent humide se lève venant de la baie. une perruche s'agite au dessus de nos têtes. Notre adolescence insouciante, béate, s'éloigne. Songeurs, nous partons, non pas ensemble mais chacun de son côté, comme si, à partir de ce jour, nos destins se séparaient.
Cette nouvelle a été écrite par Sylvette Pietri dans le cadre de l'atelier d'écriture animé par Yassi Nasseri à Ajaccio, au sein de la médiathèque des Jardins de l'Empereur.
Les illustrations présentées sont :
- Carnaval de cuba photographiée par Rafael Bautista,
- La carte postale de Cuba qui a inspiré cette nouvelle à Sylvette,
- Carnaval de cuba photographiée par Delia Llerena.
Comments
Très intéressant. Merci Sylvette pour ce texte !