Un violon ressuscité
L'écrivain et universitaire Akira Mizubayashi sait construire des ponts solides et délicats pour relier deux cultures, deux langues et nous offrir de les traverser avec poésie. Nous l'avions remarqué dans Une langue venue d'ailleurs, il nous avait ému et surpris en nous présentant l'univers du bain japonais avec son récit Dans les eaux profondes. Le voilà qui nous transporte cette fois dans les notes subtiles qui composent la musique d'une vie. Une musique rompue avec brutalité, qui trouve le moyen d'être encore, après avoir être brisée. Je vous parle bien d'un roman, qui nous raconte une histoire. Mais Âme brisée dépasse les frontières du roman. C'est un poème, un chuchotement, une longue pause, puis une révélation, une libération. Le roman est mélomane, il est épris d'un instrument de musique - un violon - et du travail du luthier, de l'archetier. C'est aussi un cri, mélodieux et harmonieux, qui s'élève contre la violence, la guerre, l'injustice. C'est une douceur, patiente et ample.
Et vous l'aurez compris, il ne s'agit pas d'une traduction. Akira Mizubayashi nous livre le récit écrit en français.
Le roman s'ouvre sur une scène mystérieuse. Un enfant est caché. Un homme en uniforme se trouve là. Il voit l'enfant mais ne révèle pas sa présence. Il lui remet un violon abîmé puis s'en va. Dans les chapitres qui suivent nous allons relire cette scène, vue sous différents angles. Et nous finirons par reconstituer les morceaux et comprendre qu'un japonais et trois chinois s'étaient réunis pour répéter Rosamunde, le premier mouvement pour quatuor à cordes de Schubert. Or nous sommes à Tokyo en 1938. Les chinois sont désormais des ennemis et un japonais qui les côtoie un conspirateur... Les quatre musiciens sont arrêtés. Le fils du violoniste japonais était caché dans le placard. Un des officiers lui a remis en cachette le violon de son père, écrasé, piétiné quelques minutes avant par un des soldats. Le garçon attend, blotti dans son placard salvateur, puis, la nuit tombée, rentre chez lui avec le violon sous le bras. On sait déjà que le père ne reviendra jamais.
Nous lirons le devenir de ce garçon. Nous le connaîtrons septuagénaire, artisan luthier, marié avec une artisane archetière. Et puis nous le verrons refaire chemin vers son passé en rencontrant les descendants de ceux qui ont vécu la fameuse scène du début, en 1938. Le jeune garçon, désormais vieil homme, devra se replonger dans son passé traumatique, pour s'en libérer enfin.
C'est une histoire simple et déchirante à la fois. Mais si je vous en parle dans ces pages c'est parce qu'elle a une singularité. Elle est écrite et contée par Akira Mizubayashi. J'avais écouté l'écrivain voici quelques années dans une émission radiophonique. La tonalité de sa voix, le rythme de sa diction ont le don d'absorber l'auditeur. Je m'étais assise, avais cessé toute autre activité et m'étais laissée absorber dans son dire, envoûtée par sa voix. Cet homme transporte un univers et le révèle par petites touches, avec grâce et lenteur. Et ce roman est à son image : de grâce et de lenteur.
Naturellement, vous faites le lien entre la musique, l'instrument de musique, une âme brisée... Oui, la musique est omniprésente ici et sous toutes ses formes. Les artisans qui œuvrent à donner vie et santé aux instruments des musiciens ont le premier rôle. Ce thème a été largement traité dans la littérature mais il n'en est que plus savoureux sous la plume d'Akira Mizubayashi et ses phrases patientes, doucement imprégnées d'une esthétique particulière. Les images que nous recevons sont des peintures exquises. Les notes de musiques que nous entendons sont des paysages. Et l'alliance de la vue, de l'ouïe, du sensible est une composition tantôt florale tantôt tempétueuse.
« Lorsqu'il arriva à un petit croisement où la lampe nue d'un réverbère éclairait pâlement le bout d'une haie de bambous dissimulant le tronc d'un tout jeune cerisier, il remarqua la présence d'un chien shiba qui, sans collier ni laisse, restait immobile derrière la lanterne sur pied, les oreilles triangulaires bien droites, fixant des yeux le collégien, remuant à droite et à gauche sa queue naturellement enroulée sur le dos. Rei ralentit le pas. »
Il nous suffit de lire cette ligne pour savoir que le chien va accompagner le jeune garçon longtemps. Mais à condition de lire cette phrase avec attention. Et nous tombons dans une tranquillité inattendue. Pour le bonheur de contempler la haie de bambou, le jeune cerisier, la lanterne sur pied...
Prenez le temps de lire ce livre, savourez-le sans empressement !
Les images présentées dans l'article sont :
- Sculpture de Léon Tharel,
- Photographie de Ricoh Caplio.