Embrasements, de Kamila Shamsie

Antigone, aujourd'hui.

Cela fait deux ans que je lis et entends les louanges de ce roman chantées par les critiques et lecteurs anglophones. Il a été finaliste du prestigieux prix littéraire Man Booker l'année de sa sortie et a remporté le prix britannique Women's Prize for Fiction en 2018. Le voilà qui est publié en français, merveilleusement traduit. Cela fait des jours que j'ai fini de le lire. Comme toujours je lis trois ou quatre autres livres en même temps, mais malgré tout, cela fait des jours que le matin je sors de mon sommeil avec une image en tête, sortie de ce roman. Oui, ce livre me hante. Il est poignant. Il est actuel. Et c'est une tragédie. Kamila Shamsie a donné vie à son projet de réécrire Antigone, dans le monde d'aujourd'hui, et l'on ne peut que s'incliner devant le talent de l'écrivaine et la puissance de son récit.

Le roman se découpe en cinq parties. Chacune porte le nom d'un des personnages : Isma, Eamonn, Parvaiz, Aneeka, Karamat. Quelques mots de Sophocle sont mis en exergue du roman : 'ceux que nous aimons... sont les ennemis de l'état.'
Embrasements nous raconte l'histoire de deux familles britanniques émigrées du Pakistan. D'un côté un père absent, et décédé, qui a été un terroriste ; de l'autre un père présent et puissant, devenu le ministre de l'intérieur de l'Angleterre. Leurs enfants vont se rencontrer, s'aimer, souffrir. Et les fils poseront leurs pas dans ceux des pères... ou non. Le regretteront peut-être, mais il sera probablement trop tard pour ressentir remords ou fierté. Eh oui, c'est une tragédie en cinq actes. Chaque chapitre, chaque page, chaque dialogue, chaque rencontre a sa place dans le récit. Et le tout forme une tragédie par essence phénoménale, inacceptable, absurde. La réalité des hommes, bien entendu, est fidèlement rendue. L'homme politique, le recruteur islamiste qui envoûte et embrigade un jeune perdu par nature, la sœur aînée qui protège sa fratrie telle sa progéniture d'une main de fer, et les jumeaux liés par la main du destin.

On se lance dans le récit gaiement. C'est plutôt anodin et innocent. La sœur aînée, Isma, vient d'arriver aux Etats-Unis pour suivre un cursus universitaire où son dossier a été retenue grâce à la recommandation d'une de ses anciennes enseignantes. On apprend qu'elle a dû élever sa jeune sœur et son jeune frère parce que leur père était absent, parce que leur mère est décédée jeune. On comprend que le jeune frère a déplu par ses actes, et qu'il a quitté l'Angleterre. On voit que la jeune sœur est idéaliste, émotive, entière. L'aînée sait rester à sa place, celle de l'émigrée au père terroriste fiché et sur-fiché. La plus jeune est rebelle, elle fait des études de droit, elle croit en la justice de son pays, l'Angleterre.

Très tôt dans le livre Isma rencontre Eamonn, le fils du ministre de l'intérieur. Elle se méfie au départ mais il est d'une telle candeur, d'une telle douceur, finesse, intelligence et délicatesse qu'elle a plaisir à le côtoyer alors qu'ils sont tous deux aux États-Unis, loin de chez eux. Ils savent, et le lecteur sait, que leur rencontre forme le début d'une tragédie. Mais on continue de lire le récit avec plaisir. J'ai lu les premiers chapitres, les deux premières parties avec une part de légèreté. Et puis arrive la troisième partie. L'histoire du jeune frère est difficile à lire. J'ai dû faire une pause. J'ai même lu les dernières pages du livre pour me prémunir de la tristesse qui allait me gagner à la fin. Mais j'étais loin de la vérité. L'écrivaine est plus immense que cela. Tant de choses vont se passer encore. Tant de nouveaux éléments vont nous être livrés encore. La tragédie se met si parfaitement en place, de par ses mille axes fondateurs flagrants ou mystérieux qu'à la fin on sera bien dans Sophocle, émus, abasourdis, sous le choc.

Bien des thèmes actuels sont traités dans ce roman de quelques petites centaines de pages. Car si Antigone est une figure de résistance contre l'ordre établi, l'Antigone d'aujourd'hui ne sait plus à quel ordre il faut se fier et lequel défier ! Les coulisses de la politique sont formidablement croqués, les questions identitaires rendues dans leur complexité, la difficulté voire l'impossibilité d'être fidèle à soi-même tout en étant soumis à ce que requiert l'État dépeinte avec toutes les nuances nécessaires. J'entends souvent de nos jours les écrivains déplorer ouvertement le manque de nuances adopté par les pays et dirigeants de toutes parts. L'uniformisation, la simplification, la catégorisation, sont les maux de notre temps et pourtant tous les systèmes en place s'y abreuvent. Que faire face à cela ? Lire Embrasments de Kamila Shamsie, à défaut de savoir l'écrire.

EMBRASEMENTS
(Home Fire)
Kamila Shamsie
Traduit de l'anglais (Pakistan) par Éric Auzoux
éd. Actes Sud 2019 (v.o. 2017)
Finaliste Prix Man Booker 2017
Lauréat Women's Prize for Fiction 2018

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Pièce de théâtre Antigone mise en scène par Satoshi Miyagi, festival Avignon 2017,
- Peinture Norblin de la Gourdaine.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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