Les amis invisibles qui me sifflent leur musique
J'avais tant aimé le roman Nagasaki de l'écrivain Eric Faye, j'avais été intriguée par son recueil de nouvelles Devenir immortel, et puis mourir et toujours j'ai été enchantée de lire ou parcourir ses essais... Je le retrouve ici, fidèle à lui-même, mais dans un univers très différent. Le roman s'inspire d'une histoire vraie et d'un personnage qui a existé, la compositrice et mediume londonienne Rosemary Brown, qui affirmait dialoguer avec de grands compositeurs défunts et retranscrire la suite de leurs œuvres.
Dans ce roman nous sommes à Prague, à l'automne 1995. Une certaine Vera Foltynova est en passe de devenir célèbre pour les compositions de Frédéric Chopin, prises sous sa dictée, qu'elle va rendre publics. Le directeur de la rédaction du journal pragois CT1 va missionner un de ses collaborateurs pour démasquer la supercherie qu'il soupçonne dans cette affaire.
Dès lors nous n'aurons de cesse, au côté de ce journaliste, Ludvik Slany, et du détective qu'il a engagé, de pénétrer l'univers intime de Vera, de la regarder, de l'écouter, de la filmer chez elle, de l'espionner partout et à tout moment pour comprendre d'où viennent ces compositions. On pourra s'identifier à l'esprit rationaliste et enquêteur à l'extrême de Ludvik Slany, ou préférer la vision plus intuitive, plus libre de son cameraman Roman qui ne cherche pas à remettre en cause les paroles de cette femme. Eh oui, en un mot, il nous faudra être nous-mêmes, jusqu'au bout, dans un camp ou dans l'autre : porté par le cœur ou la raison !
La plume d'Eric Faye nous offre toujours cette distance juste, appropriée. On n'est pas trop près, on n'est pas trop loin. On reste neutre et humain. Car il n'y a pas de vérité absolue. Certaines choses s'expliquent et d'autres non. Certains miracles seront dénoués demain par une théorie scientifique à venir. Mais le contexte et l'environnement dans lequel on évolue apposent leurs exigences propres. Croire, avec candeur, ne relève peut-être pas d'un régime étatique qui sort tout juste d'un long passé autoritaire et en l'occurrence communiste. Il est inenvisageable dans cette capitale à peine libérée d'accepter les dialogues d'une femme ordinaire avec un Frédéric Chopin décédé depuis belle lurette !
Je vous ai parlé de ce cameraman, Roman, qui ne questionne pas les dires de cette femme. Lorsqu'elle dit que Chopin vient d'arriver, il y croit, lorsqu'elle note une composition sous sa dictée il est happé. Eh bien, ce Roman connaît la musique. Ne dit-on pas dans certaines cultures que la musique est le trait d'union entre le terrestre et le céleste, qu'il permet de communiquer avec l'au-delà ?... Les personnages du roman sont touchés par cette femme humble et modeste qui est frappée par la grâce, qui a eu, toute sa vie durant, des amis issus du monde de l'invisible. Tout ce temps l'écrivain ne demande pas à son lecteur de prendre position. Mais l'on suit le cheminement du journaliste enquêteur, qui craint d'être mis en échec dans cette histoire. Son supérieur voulait-il sa peau ? Avait-il décidé de se débarrasser de lui en lui confiant ce documentaire à réaliser. On le verra évoluer, perdre pied, revenir à la charge. On l'accompagnera aussi dans la suite. On le retrouvera plusieurs décennies plus loin et on l'écoutera se confier sans réserve. Là non plus l'écrivain Eric Faye ne nous force pas dans une position ou une autre. On prend de la hauteur. On se laisse voguer, au rythme tranquille de nuages heureux de traverser le ciel.
Vous l'aurez compris, ce roman nous raconte plusieurs histoires : celle d'une époque, voire d'une époque révolue, celle de la surveillance, celle d'une liberté naissante, puis celle du cœur et de l'esprit opposés à la raison pure. Le personnage principal est peut-être la musique, ou les ondes invisibles qu'elles soient sonores ou relevant de la physique quantique. Elle est aussi celle de l'Homme confronté à ce qui lui résiste. Les écrits d'Eric Faye tournent autour de la Quête plutôt que de la trouvaille. En cela j'aime son oeuvre, d'autant plus que la plume de l'auteur est harmonieuse avec cette notion de quête et d'infini, toujours subtile et en quelque sorte bienheureuse en soi.
Les illustrations présentées sont les œuvres de :
- Pablo Picasso,
- People Too (duo d'artistes russes Alexei Lyapunov et Lena Ehrlich)
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.