« aujourd'hui et aujourd'hui et aujourd'hui »
Yiyun Li est une écrivaine chinoise américaine très lue et très reconnue par les anglophones. Ses livres sont traduits et publiés en France par les éditions Belfond, et son précédent récit, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie, avait été finaliste du Prix Médicis étranger 2018. Mais ce texte-ci est un récit très particulier, pour elle. En général elle lit et relit ses manuscrits mille fois, les retouche, les retravaille, les corrige. Dans le cas de ce récit elle l'a écrit d'un trait, dix semaines durant, et n'y a point retouché.
Elle nous livre un dialogue avec son fils de seize ans. C'est une conversation très intime qu'elle a eue avec son fils après qu'il se fût suicidé.
J'ai connu Yiyun Li par sa voix. Un jour j'ai écouté un podcast du magazine américain le New Yorker où l'écrivaine nous lisait une de ses nouvelles. Le texte était effrayant de beauté et de réserve à la fois. Il se déroulait lentement. On retenait son souffle. Et puis arrivait la chute qui nous laissait interdits, sans voix. J'avais alors fait des recherches pour mieux connaître l'auteur, trouver ses livres, les lire. Tant ses romans que ses nouvelles sont disponibles en français. On connaît aussi son parcours rude, son départ de la Chine, son installation lente et difficile aux États-Unis ; puis sa réussite et son devenir d'écrivaine et de professeure d'université. Dans son récit autobiographique Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie elle nous parle de ses années de dépression et par mille voies différentes aborde les questions essentielles 'Pourquoi Lire', 'Pourquoi Vivre'. Finalement en parcourant son oeuvre on se dit que le silence est une clé de voûte chez elle. Le silence assourdissant, le mutisme, le travail acharné pour connaître, comprendre, déplier les mots telle une transgression à ce mutisme incontrôlé, reviennent dans tous ses écrits. Mais aucun de ses textes, de ses romans n'étoffe le silence, ne le brise autant que La douceur de nos champs de bataille. Ici, le dialogue réunit deux êtres en un lieu inaccessible, hors tout espace temps défini.
N'importe comment, que représentent les jours pour moi ? dit-il. T'es-tu fait la réflexion que ce pourrait très bien être aujourd'hui et aujourd'hui et aujourd'hui et aujourd'hui ?
J'y avais pensé. Cela aussi, était ma crainte. Est-ce que, une fois arraché à la chronologie de l'hier, de l'aujourd'hui et du demain, on se sent comme un poisson hors de l'eau, hors de son élément ?
Un poisson hors de l'eau, dit Nikolai. Franchement, Maman, les clichés que tu utilises ces temps-ci... Et même pas à bon escient.
Je préférerais, pensai-je, avoir tous les clichés du monde pour m'en faire un étang tiède.
Pour que tu puisses y nager comme une carpe paresseuse ? dit-il.
Je protestai contre son imagination désobligeante.
Un poisson a une mémoire de trois secondes, dit-il.
Tu me l'as souvent dit, en effet.
Voilà ce qui s'appelle vivre l'instant présent.
Je frémis.
Tous les jours la narratrice Yiyun Li va chercher ses fils qui rentrent de leurs écoles respectives. Chacun arrive par une rue différente et elle les attend à ce carrefour qui les réunit. Le fils aîné n'est plus. Mais tous les jours lorsqu'elle se rend au carrefour elle ne peut s'empêcher de se retourner. Elle tourne la tête comme elle le faisait avant, avant ce jour fatidique où les deux garçons lui disent au revoir le matin à ce carrefour et où seul l'un d'entre eux revient le soir.
En réalité il y a bien peu de narration dans le texte. Parfois elle nous dit ce qu'elle tait et qu'elle préfère ne pas dire à ce fils qui vient dialoguer avec elle, silencieusement, de cœur à cœur, d'esprit à esprit. Mais la plupart du temps ils discutent, ensemble.
Quand bien même le propos et le projet de ce récit seraient particuliers et singuliers, nous sommes en présence d'une oeuvre de littérature. Mère et fils sont tous deux versés dans la poésie et hantés par le sens des mots. L'un défend les substantifs, l'autre les adjectifs. L'un propose des mots dont l'autre décortique l'étymologie. Ils tournent autour du pot, ce pot vide, douloureusement vide pour l'un, brillant et parfait pour l'autre. Et la quête de la perfection, son impossibilité dans un projet terrestre deviennent le centre du débat.
Que représente la musique pour la vie ? répétai-je.
À toi de me le dire.
Tu as gardé tous les disques de hautbois ?
Oui, dis-je. Son professeur de hautbois lui avait offert des disques de plusieurs grands maîtres de l'instrument.
Quand tu les écoutes, tu comprends à quel point ils sont parfaits, dit-il. J'aurais bien aimé pouvoir jouer ne serait-ce qu'une seule note avec la même perfection qu'eux.
Ces disques, je n'avais pas pu en écouter un seul au-delà de la première phrase. N'importe quelle musique contenant du hautbois m'était insupportable.
Tu apprends encore, dis-je.
J'apprenais. J'apprenais. Mais voilà ce dont je me suis rendu compte. La musique peut être parfaite.
Et la vie ne peut pas l'être ? demandai-je.
Que la vie ne soit pas parfaite, ça ne me dérange pas. Mais que je ne puisse pas me perfectionner dans une vie imparfaite, ça me dérange.
La perfection est comme un flocon de neige tout seul, dis-je. Il fond.
Un perfectionniste fond aussi, Maman.
À un moment de notre lecture on comprend, ou l'on devine que ce récit est un cadeau de l'un des deux personnages à l'autre. Je ne saurais vous dire si c'est un présent de la mère ou du fils. Néanmoins on imagine que dans ce moment qui les réunit une fusion a lieu et la chose qui en découle, est ce texte, ces mots qui échappent à l'éphémère, qui deviennent durables. Il ne s'agit plus de souvenirs, altérables et progressivement perdus dans le temps. Il s'agit de vérités inscrites dans le marbre. Celles d'un jeune garçon de seize ans sublime ; aimé par sa mère. Et nous, lecteurs, rendons ce marbre et ces inscriptions plus vivants, plus colorés, plus absolus en les accueillant en notre sein. En lisant le texte je me disais que j'avais envie de le relire. De le lire en d'autres langues aussi. Parce que nous sommes en présence d'une promenade littéraire, parce que c'est une balade douce, parce qu'elle se déroule dans l'univers privilégié de l'âme, des lettres, entre deux âmes éprises de lettres. Et vous qui voudrez vous y plonger, viendrez rejoindre ce tous que nous formons, épris de lettres et d'humanité aussi.
Les images présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Scott Denholm,
- Eugene Rubuls.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.