Le visible et l'invisible dans le cinéma de Naomi Kawase
La cinémathèque de Corse, à Porto-Vecchio, a eu la merveilleuse idée de consacrer un cycle au cinéma de la réalisatrice japonaise Naomi Kawase. Mais quel bonheur fut le nôtre, résidents de la Corse du sud, de rencontrer la réalisatrice elle-même en cette occasion. Or l'événement était bien pensé, et c'est le film documentaire de Yves Montmayeur, Variations Kawase, qui ouvrait le bal. Nous étions tous là, au rendez-vous, par curiosité, mais nous étions loin de nous douter que ce documentaire allait nous imprégner de tout un univers. Il nous a ouvert les portes d'un imaginaire insoupçonné. Une pensée, une spiritualité, une substance animées depuis des temps immémoriaux ont défilé sous nos yeux 90 minutes durant. J'étais venue voir un documentaire, j'ai vu un grand film. J'étais venue m'intéresser au travail d'une réalisatrice, j'ai reçu de la magie, du céleste, de l'enchantement, de l'incompréhensible rendu compréhensible, et j'ai compris que ce que nous donnait à voir Naomi Kawase dépassait le cadre du cinéma. Elle travaille à rendre l'invisible palpable et accessible pour notre petit entendement humain. Elle travaille aussi à placer l'existence humaine, végétale et naturelle au sein d'une unité plus globale. La beauté des films de Naomi Kawase rayonne en se nourrissant aussi bien d'obscurité que de lumière, et c'est peut-être cela que nous montre Yves Montmayeur dans son film Variations Kawase.
La réalisatrice Naomi Kawase est omniprésente dans ce film. Et pourtant nous la rencontrons par bribes. Des extraits de ses différents films sont savamment distillés dans le documentaire. Et puis, en dehors des personnages des films, et des entretiens avec la réalisatrice et avec le directeur de photographie de ses films, nous côtoyons des artistes japonaises. De jeunes femmes qui sont à la frontière de la création artistique et de la vie chamanique. Ces jeunes artistes, ancrées dans le présent, envoûtées par l'éternel, voient en Naomi Kawase un modèle à suivre, et une figure féminine qui leur permet d'exister, à sa suite, de s'exprimer la tête haute et de ne pas baisser les bras. Le Japon contemporain et le Japon des temps anciens se tiennent la main, dans le documentaire d'Yves Montmayeur et dans la démarche de ces artistes, à l'instar du cinéma de Naomi Kawase. Et tout cela prend sa source dans une région, un lieu d'où est originaire Naomi Kawase...
Naomi Kawase est née à Nara. Elle a toujours vécu à Nara, et continue d'y résider aujourd'hui encore. Elle y trouve sa source d'inspiration, inépuisable. Mais si je vous dis cela, vous ne ressentirez pas la force du propos. Si vous regardez le documentaire dont je vous parle ici, vous réaliserez un peu mieux. Il n'y a pas de séparation entre vie citadine et présence de la nature à Nara. Aucune frontière, ni distance notable n'éloigne l'élément végétal et l'élément urbain. En longeant une rue vous vous trouvez dans la forêt, en grimpant une côte vous êtes au sommet du vallon et enveloppé par les monts. Nous avons tous vu un jour ou l'autre des images de biches qui traversent Nara et circulent librement dans la ville. Mais avions-nous compris à quel point elles y étaient chez elles ? Alors le vent qui se lève dans les films de Naomi Kawase, qui souffle fort et se fait entendre, qui porte sa parole haut et fort, ce n'est pas simplement du cinéma, c'est cette parole de l'éternel que les habitants de Nara ont appris à écouter chaque jour, depuis toujours.
Vous qui lisez régulièrement les articles de mes pages Kimamori, vous qui avez cherché à connaître le sens de ce mot (et concept) japonais connaissez ma sensibilité pour les arts japonais, esthétiques, littéraires, martiaux, floraux, poétiques... Eh bien, je peux vous dire qu'en sortant de la projection de ce documentaire, je flottais sur des nuages. J'avais été plongée dans mon univers. Cet univers où l'on n'a pas besoin de me dire les choses, mais simplement de les suggérer, de les écrire entre les lignes. Les images, le son, les dialogues, le déroulement, le fil invisible et si directeur, évoquent l'idée principale et la transmettent au spectateur. Chacun reçoit l'idée à la mesure de ce qu'il est, de sa nature et de son historique de vie. Le narrateur respecte le spectateur et l'imprègne avec douceur de la thématique qui lui tient à cœur : le cinéma de Naomi Kawase, et son cheminement sur ce fil délicat qui réunit le visible et l'invisible.
J'ai entendu Peter Brooks, le grand metteur en scène que nous admirons tous, dire un jour que l'ovation la plus majestueuse qui soit, venant du public, est le silence. Lorsque la pièce se termine, que le rideau tombe, et que nul ne bouge dans la salle, tout comme si tous retenaient leur souffle. Toute la salle est frappée par la foudre. Elle est encore au dedans de la pièce, de la révélation reçue, qui ne s'explique pas par des mots. Ce grand silence était là, à la fin de la projection du documentaire. Nous étions tous encore "sous le coup" de ce que nous avions vu, et reçu. Nous avions reçu beaucoup, nous étions satisfaits, mais nous ne savions pas quoi dire. Procurez-vous ce documentaire et regardez-le. Vous serez émerveillés et éberlués. Et naturellement vous aurez envie, immédiatement, de voir tous les films de Naomi Kawase, ou de les revoir instamment si vous les connaissiez déjà !
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.