Sain, ou sauf ?
Jakuta Alikavazovic est connue et reconnue en tant qu'écrivaine depuis plusieurs années déjà. Et pour avoir entendu les lecteurs et les critiques célébrer ses romans, j'avais l'intention de la lire. Mais, étrangement, je me suis plongée dans ce récit parce que j'ai appris que l'écrivaine serait la traductrice du lauréat Man Booker 2018 (Milkman d'Anna Burns). J'étais plongée dans ce livre en anglais et en le lisant je me demandais comment le futur traducteur aurait la force, l'énergie, le courage de s'y frotter, et disposerait de la plume adéquate pour rendre le récit avec justesse en français. C'est à ce moment-là que j'ai vu passer la communication de l'éditeur et ai découvert le nom de la traductrice pressentie.
Après avoir lu L'avancée de la nuit, je ne doute pas que Jakuta Alikavazovic nous offrira une très belle traduction. Mais d'ors et déjà je vous invite à la lire dans son propre texte!
On pourrait présenter ce livre de mille façons. C'est une histoire d'amour, c'est l'histoire d'une guerre civile, l'histoire des relations mère-fille...
Mais en réalité, qu'est-ce qu'une guerre civile ? Une guerre que l'on se livre à soi-même, probablement, un conflit intérieur. Et ce conflit peut se dérouler au sein d'un pays ou d'un individu. Voilà ce qu'illustre l'histoire qui nous est contée : cette division intérieure et en même temps la quête de l'union ou de la ré-union. Et qui mieux que l'amour saurait unir en ce monde ?! L'avancée de la nuit nous parle d'amour et de sécurité ; nous parle d'insécurité. Il nous entraîne dans les aventures et déboires de trois générations successives qui ont été en quête de l'amour ou de la sécurité. Car être sain et sauf à la fois, c'est trop demander ! Mais l'on peut être sain ; ou sauf. Et dans les deux cas on peut aimer d'un amour qui ne questionne pas, qui accepte, et parfois comprend.
Paul, un jeune étudiant, issu d'une famille modeste, travaille de nuit dans un hôtel. Une jeune étudiante de sa promotion, belle, riche, cultivée, est la fille du propriétaire de cette chaîne hôtelière implantée dans le monde entier. Or cette jeune fille réside dans une chambre d'hôtel, la chambre numéro 313 de l'hôtel où travaille Paul. Le destin les unira, les séparera, les réunira, les séparera etc. Et plusieurs générations de jeunes filles ou de jeunes garçons vivront la séparation d'avec leurs parents, d'avec leur mère. Et à chaque fois la tentation, ou l'atavisme est grand de partir sur les traces de... ses origines.
Ce n'est pas très facile de raconter l'histoire de ce roman. Car justement, le style et le dispositif littéraire employés ne nous imposent pas, ne nous permettent pas de tout comprendre durant notre lecture. Les phrases sont longues, et dites, d'un souffle, interminable, saccadé, qui se cherche, qui se perd, s'épuise ou se dynamise. Les choses ne sont pas si simples dans la vie. On ne peut donc les dire d'un trait. Faut-il penser que l'histoire se répète ? Que les malheurs et misères des générations se transmettent sans fin ? Oui. Et non. Il faut aller jusqu'au bout, de ce roman, et peut-être de la vie pour réaliser quelque chose. Et alors tout n'est pas perdu. Tout serait même très beau. Et l'on verse quelques larmes vers la fin du récit.
Ce roman traite de tant de sujets essentiels que je ne sais pas bien lequel je devrais souligner plus avant. La relation à la mère est clé. La dispersion, la perte de soi, l'insanité d'une guerre civile, tout cela est merveilleusement effleuré aussi. Et puis le sens d' l'art, le sens de l'amour, l'acceptation du temps sont là aussi, en filigrane. J'ai failli m'impatienter vers le milieu du récit. Pourquoi ces longueurs, pourquoi ces phrases énigmatiques, pourquoi ces retours et répétitions ? Parce que. C'est cela qui était nécessaire pour produire l'effet désiré, pour transmettre la tension ou la détente, l'incompréhension ou la révélation. La vie est un grand plongeon dans le vide. Et chaque instant, chaque décennie, ce grand vide change de visage. Alors naturellement, la peur est un sujet abordé dans ce livre, elle serait même omniprésente. Je n'ai pas compté le nombre d'occurrences où le mot est employé, mais c'est souvent. Or on nous laisse entendre aussi qu'un monde où l'on aurait voulu tout sécuriser, un monde où l'on voudrait bannir la peur, serait un monde plus effrayant encore, peut-être.
Il m'a semblé, mais je ne suis pas sûre d'avoir toujours bien compris, que le livre s'intéresse aussi aux technologies du monde actuel et leurs dérives possibles. La sécurité, la géolocalisation, la jeunesse désemparée, j'ai cru lire tout cela en rapport avec les technologies actuelles. J'aurais aimé que l'écrivaine soit plus précise sur cette part d'information qu'elle nous donne sans les donner jamais. Mais cela est subsidiaire, puisque les émotions humaines sont si joliment regardées, rendues, prises en compte. L'humanité envers les autres, l'accompagnement de l'être aimé, voilà ce qui sauve le monde, dans ce livre, et en deçà...
Les photographies présentées dans l'article sont de Marc Riboud,
- devant le Pentagon en 1967
- en Yougoslavie 1953.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.