Quand on choisit ses parents...
On a rarement vu au cinéma un bonheur familial aussi parfait. Douceur, joie et humour rayonnent et étincellent tout le long de ce film. Et pourtant. J'avais le cœur serré en sortant de la salle. Moi qui verse facilement une larme au cinéma, j'étais restée de glace, extérieurement. A la fin du film j'ai pensé à un livre de Rohington Mistry, L'Équilibre du Monde. Ce film que j'ai vu hier, tout comme ce roman lu autrefois, sont lumineux parce qu'ils tracent avec fidélité toute la face sombre du monde et ce faisant, permettent à leurs personnages de garder la tête haute. Ces êtres malmenés par la vie, hors toute norme, aux actes répréhensibles, sont une fenêtre ouverte sur la beauté absolue. Je ne sais pas si je vais savoir vous parler de ce film et vous donner envie d'aller le voir, mais si vous allez le voir, je suis certaine que tout comme moi vous aurez envie de le revoir, et de le revoir encore. Rappelons qu'il a remporté la Palme d'Or au Festival de Cannes 2018.
Comme souvent avec les films japonais un événement important nous est présenté dans le premier quart d'heure, et le dernier quart d'heure met en scène une chute forte. Entre les deux le flot de la vie nous éclaire sur les tenants et aboutissants de l'histoire qui nous est racontée. Ici, on commence par kidnapper une petite fille dans les premières scènes ! Mais ce n'est pas une scène de kidnapping à laquelle on assiste, ce serait plutôt un sauvetage. Une petite fille est souvent enfermée sur le balcon de son appartement. Un homme passe par là, avec un jeune garçon qui semble être son fils. Il s'inquiète pour cette petite fille et l'emmène chez lui. Arrivés à la maison ils sont accueillis par la grand-mère, la belle-soœur et la mère. On nourrit la petite, on soigne ses blessures. On comprend que c'est une enfant mal-traitée. Et lorsque en fin de soirée les parents veulent ramener la petite chez elle, ils surprennent une scène de ménage violente. Ils décident de s'occuper encore un peu d'elle et la gardent donc. Leur maison est exiguë, leur vie est modeste. Leurs emplois sont ingrats. Ils volent la nourriture dans les supermarchés pour y arriver. La grand-mère touche une pension, mais les assistants sociaux attendent qu'elle trépasse pour que sa petite maison de plain-pied, à l'ancienne, soit enfin vendue aux promoteurs immobiliers et se transforme en building comme toutes les constructions avoisinantes, car officiellement la grand-mère habite cette petite pièce toute seule.
C'est une histoire simple et banale que je vous ai esquissé là. Avec une toute petite coquille, celle de l'enfant maltraité. Alors je vais vous dépeindre la vie de ce petit monde. Ils s'aiment. Ils sont bienveillants les uns envers les autres, sans se répandre en mots. Ils sont drôles. Ils sont très vivants et très tolérants envers tout, et surtout les uns envers les autres. Lorsqu'il leur arrive une tuile ils ne s'incriminent pas les uns les autres, ils se serrent les coudes. Là encore vous allez me dire que l'histoire est banale, que tout ça est bien joli mais... Et malheureusement vous aurez raison. Car petit à petit, au fil des scènes qui s'écoulent sous nos yeux tranquillement dans ce petit ru fluet de la vie, on comprend que rien dans ce film n'est ce qu'il semble être. Ce qui lie ces six êtres humains n'est pas ce qui paraît les lier au départ. Leur lien est si fort. D'où vient la force de ce lien ? Et surtout, comment se fait-il que nous, spectateurs, nous attachions si fort à eux, à chacun d'eux, et à eux "ensemble". Car après tout, ce sont des voleurs, des miséreux, des gens non éduqués, non respectables...
J'ai entendu quelques mots du réalisateur Hirokazu Kore-eda qui parlait de son film après avoir reçu la Palme d'Or. Il disait "j'ai voulu mettre en scène ces gens que nous jugeons si facilement, et leur donner un visage." Les membres de cette drôle de famille sont mal fringués, mal coiffés, pas forcément avenants dans leur phrasé... mais, Ciel! qu'ils sont beaux. Et lorsque l'on sait un peu mieux d'où ils viennent, ce qu'ils ont vécu, on comprend leur douceur, on comprend où et comment ils on appris à faire le dos rond face aux tracas. Il n'y a pas longtemps je discutais au supermarché avec une jeune caissière charmante, drôle, bienveillante. "Vous savez, ceux qui sont les plus aimables et drôles sont ceux qui ont souffert dans la vie", m'a-t-elle dit. Oui. J'étais d'accord avec elle. L'expérience de vie donne une profondeur de champ, une compréhension dotée de tolérance et d'acceptation.
Dans ce film à peu près toutes les problématiques de société sont traitées. Système éducatif, système judiciaire, système social, tout est mis en scène. Les enfants qui fuguent, les parents qui les délaissent, la brutalité, la violence, le sexe à des fins financiers, les difficultés pour se loger ou pour recueillir une personne âgée, la difficulté pour trouver un emploi, le garder, être indemnisé en cas d'accident de travail. La difficulté de subvenir aux besoins d'une famille. La difficulté de transmettre autre chose que ce qui nous a été transmis. L'exploit de savoir aimer quand on n'a pas été aimé. Il y a tant de choses dans ce film délicat qu'en sortant de la salle on a besoin d'en parler longuement pour parvenir à élucider chacune des mille histoires à tiroirs qui s'y trouvent. En cherchant les indices, les pourquoi et les comment, on voit que tout est cohérent dans ce film. Tout y est dit et montré sans que rien ne soit dit ni montré directement.
Tout se tient et c'est pour cela que ces six petits hommes et femmes se tiennent la main. Ils se sont créé un monde hors du monde, en deçà du système. Mais le système finit souvent par nous rattraper. Et les vérités deviennent subitement autres. Tout élément peut être interprété, expliqué d'une certaine façon... ou d'une autre.
La magie de ce film opère sans effort. Les spectateurs que nous sommes ne seront ni heurtés ni choqués de front. Mais comme je vous l'ai dit, en sortant du film j'étais bouleversée. L'humanité est-elle si inhumaine que cela ?! Et puis lentement j'ai refait le tour des scènes, des dialogues, des regards, des gestuels, de ces mille et une choses qui nous sont dites à la fin du film. Et finalement j'ai perçu l'espoir qui s'entrelace avec le pragmatisme. Il suffit pour tout être humain de recevoir un instant de bonté et d'amour pour que les choses "fassent sens", pour qu'une vie puisse être transformée et un destin repris en main. Il suffit de changer de regard et le monde change. Et cela est vrai dans un sens comme dans un autre. C'est bien l'affaire du cinéma de nous parler de regard, de nous montrer ou de dénoncer des regards.
En général dans mes chroniques de film je vous parle de la photographie, de la prestation des acteurs, du scénario... Ici je ne vous ai parlé que de la vie qui est mise en scène. En regardant le film on ne s'arrête pas sur la photographie, belle, on ne s'arrête pas sur le jeu des acteurs, grandiose, on ne s'interroge pas sur le scénario, parfait. Tout est conjugué et un équilibre juste est maintenu entre tous les ingrédients qui font un bon film. Et comme tous les films ou les livres qui nous marquent longtemps, il y a une scène forte qui reste gravée dans notre esprit, une scène justement où tout est parfaitement dosé. Pour moi ce sera cette scène fabuleuse où tous les membres de la famille un par un sortent sur leur patio-terrasse. Il fait nuit, on entend un feu d'artifice. La caméra les film du ciel et l'on voit toutes ces petites têtes dans le noir qui fixent le ciel. Et puis on les entend parler et on réalise que de leur petit bout de ciel visible ils ne peuvent voir le feu d'artifice. Il faut l'imaginer, ils disent. Et nous, dans leurs yeux, dans leur regard étincelant, on voit ce feu d'artifice. Et lorsque la caméra dé-zoome, on voit que cette petite maison délabrée et à l'ancienne est bien la toute dernière petite surface d'ancien monde qui subsiste dans le quartier, rasé, reconstruit.
UNE AFFAIRE DE FAMILLE
(Shoplifters)
Réalisateur : Kore-eda Hirokazu
Scénario : Kore-eda Hirokazu
Compositeur : Haruomi Hosono
Directeur de la photographie : Ryuto Kondo
Casting : Lily Franky, Sakura Andô, Mayu Matsuoka, Kiki Kirin, Kairi Jyo, Miyu Sazaki
Date de sortie France : décembre 2018
Palme d'Or Cannes 2018
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.