Qui remonte le fil du temps s'expose dangereusement !
Il n'est jamais trop tard pour connaître un écrivain. François Vallejo a déjà une bonne dizaine de romans à son actif, mais voilà, c'est celui-ci qui aura attiré mon regard de lectrice. J'ai vu entre temps qu'il faisait partie de la deuxième sélection du Prix Goncourt, et maintenant que je l'ai lu, je comprends qu'il ait été retenu. C'est un travail de mémoire qui est proposé dans ce récit. Une enquête est menée par une jeune femme partie sur les traces de son père disparu depuis plusieurs décennies, et son entreprise force le narrateur et les autres personnages à se remémorer les événements d'un certain été 1976, passé dans les montagnes suisses à l'Hôtel Waldheim. Tous les témoins ont oublié, ont tout oublié. Comment est-ce possible, et pourquoi surtout. Voilà qui nous emmènera dans les coulisses de la guerre froide et des agents de renseignements généraux des feu pays de l'est.
Le roman s'ouvre sur une image comme celle-là : une carte postale ancienne, comme celles que l'on trouve dans les hôtels. Il s'agit d'un hôtel des Grisons, dans les années 70. Il y a une photo de l'hôtel et une photo de la salle où les clients prennent leurs repas... Le narrateur, Jeff Valdera, en reçoit une avec quelques mots énigmatiques inscrits dessus. « Ça vous rappel queqchose ? » lui dit-on. Non ça ne lui rappelle rien. Mais ça remue quelque chose en lui, quelque chose d'indistinct, de troublant. Il reçoit une deuxième puis une troisième carte-postale et cela joue sur ses nerfs. Tant et si bien qu'il va retrouver l'émetteur de ces messages codés et le rencontrer. Une grande et belle jeune femme allemande blonde. Qui l'attire. Qui le harasse. Et l'histoire se révèle ainsi à nous lecteurs, qui sommes dans la tête du narrateur. Une pelote de laine se reconstitue, ou un pull ! Mais la douceur est exempte de cet historique, quand bien même les protagonistes en auraient gardé une vision charmante. Frieda la jeune femme allemande n'en a que faire des digressions qu'on lui offre en guise de réponse, elle creuse, elle attaque, elle persévère. Où cela pourrait bien la mener, elle comme les autres ? Et la grande question est posée : doit-on préférer l'ignorance à la connaissance ?
Le dispositif mis en place par l'écrivain est intéressent, mais, surtout, c'est sa capacité à garder le cap, du début à la fin, avec cohérence et fidélité au projet de départ qui est remarquable. Le roman est drôle mais le propos relèverait plutôt de la tragédie. Les personnages sont charmants, mais sont-ils fiables ? Un petit mal, ce n'est jamais bien méchant, mais ses conséquences ne seraient-elles pas dramatiques ? Eh oui, le récit est d'une candeur magnifique. Le ton employé s'y emploie merveilleusement. Et l'on ne se doute de rien. Lorsqu'on commence à se douter de quelque chose on n'y voit pas grand méfait. Ce sont des histoires du passé, ce n'est pas très important, ce n'est pas bien grave. La douceur et la légèreté sont maintenues jusque la dernière phrase du roman. Cela n'empêche pas que l'enquête soit menée à bien. Ce jeu d'échec et ce jeu de go (le narrateur joue aux deux durant le fameux été de ses seize ans) n'auront pas de vainqueur pourtant.
J'avoue aussi que j'ai été séduite, et intriguée, par un quelque chose dans le récit qui n'a cessé, tout le long de la lecture, de m'évoquer cette sensation de déjà vu. J'avais déjà assisté à ces scènes, j'étais déjà allée dans cet hôtel, j'avais déjà rencontré ce narrateur : dans des lectures anciennes... mais lesquelles ? Je ne saurais dire. Il y a un quelque chose de Proust à Cambrai avec sa grand-mère, la même jeunesse, la même naïveté, qui n'est pas de la naïveté réelle. Mais ce narrateur je l'ai croisé ailleurs aussi. Et puis cet hôtel, mille fois je l'ai vu dans les images produites par mon esprit. J'ai repensé aux derniers romans que j'avais lus de Pablo Casacuberta et de Chico Buarque, et d'autres... Voilà la force de François Vallejo. Il éveille en nous ces sensations que nous connaissons, par un effet de châteaux de cartes qui tombent ou qui s'érigent. Mille images superposées comme sur du papier calque nous font des clins d’œil. J'imagine que l'écrivain est lui-même un grand lecteur et qu'il transporte, dans son imaginaire, ses mille images à lui !
Pour vous donner un avant-goût du voyage proposé dans l'Hôtel Waldheim de François Vallejo, voici un extrait, qui apparaît dans les premières pages du livre :
Dans un hôtel forcément fréquenté par pas mal de vieux, l'apparition d'un adolescent en pleine croissance et affamé devait détonner où l'hôtelier, en bon marchand de tourisme helvétique, adaptait ses compliments à chacun. Pour moi il faisait livrer un deuxième monticule, carrément une montagne de viande de Grisons que je liquidais dans le quart d'heure, pour sa plus grande joie.
Mes visions de la nuit, pas encore apaisées, trouvaient un dérivatif dans ce carnage de fines languettes parfumées aux herbes, que je m'enfilais à pleines mains. Ensuite, c'est le vide. « Ça vous rappel queqchose ? » Pour dire la vérité, rien d'autre. Les trois ou quatre semaines suivantes, passées à l'hôtel, restent pour l'instant flottantes, recouvertes par la brume matinale de notre arrivée, enveloppant les sommets avoisinants des Grisons.
Cette incapacité à répondre autrement à cette question mal posée me suggère que ce qui me reste le plus précisément d'un voyage c'est le chemin qui m'a conduit quelque part, le temps suspendu du déplacement. La suite m'intéresse à peine ou me demanderait un effort de reconstitution dont je n'ai pas envie. Le réservoir à images est épuisé, une preuve d'insuffisance personnelle sans doute, je m'en fous. Je n'irai pas plus loin aujourd'hui. Je me contenterai des filles du train, des jambes dodues de l'une, des seins menus, de la vulve brune de l'autre et de la profusion des tranches de viande séchée délicate dont j'ai joui jusqu'à épuisement.
Les illustrations apparaissant dans l'article sont :
- Une carte-postale de l'hôtel Seehof en Suisse, Grisons, 1908,
- Bryan Berg et le château de carte qu'il a réalisé.